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rejeter loin d’eux la fleur délicate du sentiment. Chez ceux-là l’ironie sert de voile au sentiment. Elle est une pudeur de la passion, de la tendresse ou du regret. — Il y a une jouissance d’une espèce particulière dans ces états complexes d’une sensibilité passionnée qui se moque ou fait semblant de se moquer d’elle-même. Il y a là aussi une source d’inspiration à laquelle ont puisé les grands artistes de la Douleur, un Heine par exemple. L’ironie peut avoir ainsi un double aspect selon que domine en elle l’une ou l’autre des deux puissances en lutte : l’Intelligence ou la sensibilité. L’ironie est la fille passionnée de la Douleur ; mais elle est aussi la fille altière de la froide intelligence. Elle unit en elle deux climats opposés de l’âme. Heine la compare à du champagne glacé parce que, sous son apparence glaciale, elle recèle l’essence la plus brûlante et la plus capiteuse.

Ce n’est pas seulement entre l’intelligence et la sensibilité que peuvent surgir ces conflits qui engendrent l’ironie. Il peut aussi se produire des déchirements au sein de la sensibilité elle-même entre plusieurs instincts opposés. L’évolution de la vie est une lutte perpétuelle entre nos instincts. En nous voisinent des aspirations, des sympathies et des antipathies, des amours et des haines qui cherchent à s’étouffer. En particulier l’instinct individualiste cherche à tuer en nous l’instinct social, et vice versa. Vous êtes dans un de ces moments où le contact avec les hérissons humains dont parle Schopenhauer vous replie sur vous-même. Votre bonne volonté d’animal social s’est butée à pas mal de sottises, de vilenies grégaires, et l’instinct de solitude se met à parler en vous plus haut que l’instinct social. Vous vous retranchez dans un altier stoïcisme individualiste ; vous élevez une barrière entre la société de vos semblables et vous ; vous fermez les yeux, vous bouchez les oreilles au monde social comme Descartes faisait pour le monde sensible ; vous opposez un halte-là impérieux aux suggestions ambiantes et vous dites comme le personnage du poète : « Moi seul et c’est assez ». Mais au même moment une vague mystérieuse de sympathie humaine monte en vous, un écho d’anciennes paroles de pitié… Vous vous souvenez d’avoir, vous aussi, sucé le lait de la tendresse humaine, et un besoin de serrer une main amie, d’entendre des paroles fraternelles, vous rend amère votre solitude volontaire. — À quoi cela aboutit-il ? À un compromis assez piteux entre les deux instincts en lutte, compromis que Maupassant a bien exprimé : « Chacun de nous, sentant le vide autour de lui, le vide insondable où s’agite son cœur, où se débat sa pensée, va comme un fou, les bras ouverts, les lèvres tendues, cherchant un être à