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en elle-même et dans la vie. Il nous est cruel de voir cet optimisme brutalement démenti par les argumenta baculina de l’expérience ; et c’est là la source de l’élément d’inquiétude et de tristesse qui entre dans l’ironie, dans celle du moins qui s’applique à nous-mêmes et à notre propre sort. — Ajoutons que la raison n’a pas seulement un usage théorique ; elle a un usage pratique ; elle nous sert d’arme dans la lutte pour la vie et il est inquiétant pour nous de reconnaître que cette arme est d’une mauvaise trempe et sujette à se fausser. — On voit que la source de l’ironie est, comme celle du rire, dans cette dualité de notre nature. Elle provient de ce que nous sommes à la fois des êtres intuitifs qui sentent et des êtres intelligents qui raisonnent. Nous prenons pied alternativement et suivant l’heure, dans chacune de ces deux parties de notre nature, ce qui nous invite alternativement et suivant le point de vue à fêter la défaite de notre raison (comme dans le rire) ou de contempler cette défaite avec angoisse (comme dans l’ironie). Car, au fond, quand nous fêtons la défaite de la raison, c’est la défaite de nous-mêmes que nous fêtons. Et c’est pourquoi l’ironie qui est proche parente de la tristesse et qui renferme quelque chose de douloureux et de tragique, est un sentiment plus profond et plus conforme à notre nature que le rire. Ce dernier se teinte lui-même de mélancolie et devient le rire amer dont parle Schopenhauer quand il se moque de notre propre détresse. — Quant à la distinction faite par Schopenhauer entre l’ironie et l’humour, l’une objective (tournée contre autrui), l’autre (l’humour) appliqué à soi-même, nous la croyons simplement verbale. La vérité est que l’ironie peut s’appliquer à soi-même aussi bien qu’à autrui. L’ironie de H. Heine est un jeu perpétuel de sa propre détresse. L’exemple le plus parfait de cette ironie sur soi-même est le passage célèbre où l’auteur de l’Intermezzo raconte comment, autrefois, dans sa période de belle santé, il s’était cru Dieu ; mais comment aujourd’hui, sur son lit de maladie et de souffrance, il ne se divinise plus du tout, mais il fait au contraire amende honorable à Dieu et a grand besoin « d’avoir quelqu’un dans le ciel à qui il puisse adresser ses gémissements et ses lamentations pendant la nuit, quand sa femme est couchée ».

Le conflit entre la notion abstraite et l’intuition n’est qu’un des aspects du dualisme dans lequel l’ironie prend sa racine. Le dédoublement de la pensée et de l’action, de l’idéal et du réel, tient de près au précédent et n’est pas moins mystérieux ni moins troublant. N’est-ce pas, en effet, une étrange condition que celle d’un être qui est capable de se dédoubler en acteur et en spectateur dans le drame