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s’opposera donc à l’amitié de la même manière et pour les mêmes raisons que la solidarité.

Comme cette dernière l’humanisme est anti-individualiste. L’humanisme est le culte de l’homme en général, de l’Espèce Homme. Mais l’Humanisme hait l’individu. Il ne le connaît que pour le honnir. On peut appliquer à l’humanisme ce que Stirner dit de l’amour chrétien du Pur Esprit : « Aimer l’individu humain en chair et en os, dit Stirner, ne serait plus une cordialité « spirituelle ». Ce serait une trahison à la cordialité « pure ». La pure cordialité n’est cordiale envers personne ; elle est seulement une sympathie théorique, un intérêt que l’on porte à l’homme en tant qu’homme et non pris comme personne. La personne lui est antipathique parce qu’elle est « égoïste », parce qu’elle n’est pas l’Homme, cette idée. Mais c’est seulement pour l’idée qu’il y a un intérêt théorique. Pour la pure cordialité ou la pure théorie, les hommes n’existent que pour être critiqués, honnis et foncièrement méprisés. Pour elle, comme pour le prêtre fanatique, ils ne sont rien qu’immondices et autres choses du même goût[1]. » C’est ainsi que l’humanisme spiritualise la sympathie, qu’il la détache de l’individu, en un mot qu’il la désindividualise. L’humanisme est une invasion de l’esprit prêtre sur le terrain du sentiment. C’est une spiritualisation de l’amour. C’est la froideur glaciale du règne de l’Esprit. C’est la dureté de cœur du prêtre ou de la nonne qui n’ont d’affection pour rien hormis Dieu.

C’est en vertu de ce grand principe de l’humanisme que l’individu en tant que tel est en suspicion et en haine à ces grandes collectivités qui s’érigent en autorité morales supérieures et qui prétendent l’annihiler et l’absorber : la Société, l’État, etc. Elles cherchent à détruire autant que possible les relations privées d’homme à homme, ce que Stirner appelle le libre « commerce » des individus, par opposition à la société. — Autre chose en effet est le libre commerce d’individu à individu, commerce égoïste, soustrait à la réglementation sociale, commerce où les individus n’engagent qu’eux-mêmes, comme ils veulent, quand ils veulent, pour le temps qu’ils veulent, autre chose est la société qui est une cristallisation des relations sociales, cristallisation qui fixe l’individu dans une forme géométrique donnée, définitive, immuable, identique pour tous les cristaux intégrants qui sont les membres de l’association. La société s’oppose autant qu’elle le peut au libre commerce des individus. La société ressemble à une prison dans

  1. Stirner, L’Unique et sa propriété, édit. de la Revue Blanche, p.28.