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quand il trouve sa force et sa joie dans un sentiment qui échappe à la réglementation sociale. Il lui semble qu’il y a là un égoïsme condamnable, un vol fait à la société.

Voyez les gens imbus de l’esprit de corps, de clan, de groupe. Leurs amitiés, si on peut parler ici d’amitié, ne sont qu’un aspect et une dépendance de l’esprit de corps. Il y a ici camaraderie, relations de collègue à collègue, et c’est tout. Tant que l’homme dont ils se disent l’ami est bien vu dans le groupe, tant qu’il ne commet rien contre la discipline ou l’étiquette du groupe, les bonnes relations se maintiennent. Mais supposez qu’une circonstance place leur ami en conflit avec le groupe ; supposez qu’une de ses paroles ou un de ses actes a choqué d’une manière ostensible le code admis par la société ; aussitôt c’en est fait de l’amitié. Un roman récent[1], d’ailleurs sans grande valeur psychologique, donne une intéressante peinture de la camaraderie qui règne dans un corps et qui non seulement diffère de l’amitié, mais encore étouffe toute véritable amitié. C’est, dit l’auteur, « un état d’isolement réel, entouré d’hommes avec lesquels les relations ne doivent jamais dépasser les limites des rapports de cérémonie et dont l’attention perpétuellement à l’affût ne cherche qu’à découvrir chez des camarades le point faible dont ils pourraient tirer parti. Voilà ce qu’on appelle la camaraderie, la fameuse camaraderie si vantée dans l’armée. — Vivre réunis dans les mêmes conditions, être contraints de se fréquenter continuellement, de sortir de compagnie, d’observer les uns vis-à-vis des autres les formes extérieures d’une élégante politesse, paraître ensemble au service, au casino et dans tous les établissements possibles, voilà ce qu’on entendait par la camaraderie… Mais que faisait-on du besoin d’intimité des sentiments, de cordialité réciproque, et de l’affection qui doit porter chacun à aider son voisin, sans jamais chercher à lui nuire et à lui jouer de mauvais tours ? À ce point de vue, il devenait dérisoire, ce beau mot de « camaraderie », et combien vide de sens !… » La camaraderie n’est qu’une forme de l’esprit de caste, avec ses exigences, ses ostracismes, ses jalousies, ses défiances et ses susceptibilités ombrageuses. — Au fond de toute camaraderie, de toute sociabilité grégaire se trouve un sentiment commun et fondamental : la Peur. Peur de l’isolement ; peur du groupe et de ses sanctions ; peur de l’imprévu. Contre cet imprévu, contre les hostilités possibles, on cherche un recours dans le voisin : « on se serre les coudes », suivant l’expression courante qui exprime si

  1. Petite garnison, du lieutenant Bilse.