Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 59.djvu/176

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

dique. L’homme, disions-nous à l’instant, prétend n’obéir qu’à la Raison. Mais par ce mot la Raison il faut entendre évidemment autre chose que le sens propre de l’individu avec ses préjugés, ses ignorances, ses erreurs et ses folies. La Raison à laquelle j’en appelle contre l’opinion fausse d’autrui ou contre son injustice n’est pas mon jugement personnel ; car cela reviendrait à opposer une opinion à une opinion et une passion à une passion contraire, en une sorte de lutte où le triomphe ne pourrait appartenir qu’à la force ou à la ruse. Si donc c’est vraiment le règne de la Raison que je veux, je dois parler à mon adversaire au nom d’une vérité qui soit supérieure à ses opinions et à ses passions comme aux miennes. Cette vérité, notre bien commun, et celui de tous les hommes, même de tous les êtres raisonnables s’il en existe d’autres que l’homme, étant de tous les temps et de tous les lieux, est indépendante des temps et des lieux, et par conséquent éternelle et nécessaire. La volonté qui l’affirme présente donc au plus haut point le caractère de l’impersonnalité, et la revendication de son droit souverain, loin d’être un cri de l’orgueil ou de l’égoïsme, est un acte d’abnégation et de désintéressement parfaits.

Cette vérité est absolue et impersonnelle, disons-nous, mais elle n’est pas pour cela extérieure ni étrangère à chaque homme. Au contraire, il faut qu’elle soit un bien commun auquel tous participent, puisqu’elle entre dans tous les esprits et qu’elle peut être comprise de tous. Et la Raison éternelle qui la pose est de même présente et vivante en chacun de nous ; car si le fond de ma raison était autre chose que la Raison, si à la Raison absolue ma pensée n’avait point de part en vertu de sa nature même, comment, étant ainsi fondamentalement irrationnelle, eût-elle pu jamais entendre la voix de la Raison, et se faire une loi de la justice et de la vérité ? Pour aimer la Raison il faut être raisonnable ; ce qui revient à dire que la Raison objective et absolue n’a d’action sur nous qu’à la condition d’être en nous, sans cesser pour cela d’être en soi, autrement elle ne serait ni objective, ni absolue, ni éternelle. Et ceci, pour le dire en passant, permet de comprendre comment Dieu vivant en nous et nous en lui, il reste vrai que Dieu n’est pas nous ; de sorte que l’être de Dieu n’est pas moins distinct de celui de chacun de nous que nos existences ne sont distinctes les unes des autres.

La Raison éternelle est donc substantiellement, si l’on peut ainsi parler, notre Raison. Sans doute il y a en nous autre chose que la Raison pure ; il y a tout ce que nous impose la loi du temps et de l’espace : le corps avec ses appétits, l’imagination, les passions, tout ce qui nous fait individuels, tout ce qui, en nous distinguant et en