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Dieu un pur esprit, au sens que l’on donne à ce mot dans la philosophie populaire. Il y en a aussi à refuser l’être aux Idées, et cette seconde erreur est plus impardonnable que la première ; car il faut être aveugle pour ne pas voir que, si les Idées ne sont rien que des conceptions de nos esprits, la justice est un vain mot, la moralité une illusion, et le mécanisme de la nature la seule vérité qu’il y ait au monde.

Hâtons-nous d’ajouter, de peur qu’on ne se méprenne sur notre pensée véritable, qu’en concevant Dieu comme une Idée pure qui est et n’existe point, nous n’entendons nullement nier que Dieu puisse et doive se rendre existant en se faisant nature. L’Idée pure, nous l’avons reconnu déjà, s’évanouit dans l’abstraction si elle ne prend corps en quelque sorte dans le monde. Et Dieu doit être non seulement existence, mais aussi pensée et volonté ; autrement il s’évanouit encore dans cette abstraction la plus vide de toutes, la matière absolue. Dieu, c’est l’antithèse de la matière, et Dieu n’est Dieu qu’à la condition d’avoir le caractère personnel. Quant à rechercher comment l’Idée peut se faire existence et pensée consciente, c’est un problème que nous essaierons peut-être un jour de traiter, mais qu’on ne s’attend certainement pas à nous voir aborder ici.


VI

De même que sur la conception du Dieu personnage reposait le principe d’autorité, sur la conception du Dieu Esprit repose le principe de liberté ; de sorte que la substitution progressive de cette dernière conception à la première dans l’esprit des hommes est, on peut le dire, la solution pratique du problème des siècles. Mais pour le comprendre, il importe de se faire de la liberté une idée exacte.

Il semble qu’aux yeux de certains apologistes chrétiens la liberté que revendique l’humanité moderne soit le pouvoir de tout faire et de tout se permettre sans subir de contrainte. Qu’on puisse voir parfois des fous et des forcenés réclamer une liberté de ce genre, c’est incontestable ; mais ce ne sont pas les gens de cette sorte qui font l’opinion, et ce n’est pas à faire droit à leurs revendications que tend le mouvement des sociétés humaines. Les vrais amis de la liberté, les seuls dont le jugement compte et mérite d’être pris en considération, savent bien que la servitude extérieure n’est pas la seule que l’homme soit exposé à subir ; qu’il en est une autre, tout intérieure, celle des préjugés et des passions, plus redoutable encore que l’autre, parce qu’elle est souvent plus difficile à briser, et toujours plus destructrice de la liberté que la première. Ils voient la