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et de la « pure matière », parce que l’un semble se prêter tout aussi bien que l’autre à l’application rigoureuse de lois purement abstraites et logiques, et c’est la seule chose à laquelle il tienne résolument. Peut-être même s’avisera-t-il un jour de penser à ce dualisme, lorsque, définitivement désabusé des hypothèses trop fragiles dont il a essayé jusqu’à ce jour, celle de la « conscience-reflet », par exemple, il se mettra à chercher sérieusement comment, chez des êtres dont les organismes sont en réalité de purs mécanismes, la conscience peut naître. Au reste, il y a songé déjà ; car qu’est-ce que la force et la matière de Büchner, sinon un dualisme de substances ? Il y songeait même il y a plus de deux mille ans lorsque Épicure, désespérant de faire engendrer la pensée par une combinaison d’atomes aussi grossiers que sont les atomes d’eau, d’air et de feu, en réservait la production à un quatrième atome qu’il nommait l’innommable, lequel, si l’on écarte l’idée d’atome, évidemment accessoire, ressemble comme un frère au « pur esprit » de la philosophie populaire. Et cela est logique, correct et irréprochable. Il faut une substance pour engendrer les phénomènes d’un certain ordre. D’autres phénomènes sont absolument hétérogènes et irréductibles aux premiers. Pour engendrer ces autres phénomènes il faut une substance absolument hétérogène et irréductible à la première. Substance matière pour les phénomènes physiques, substance esprit pour les phénomènes de pensée, quoi de mieux ? Et nous ne sortons pas d’un pur et parfait matérialisme.

Où donc est le spiritualisme véritable, celui qui vraiment est le contre-pied du matérialisme ? Ce qui caractérise essentiellement le matérialisme, ce n’est pas d’affirmer l’unité de substance, et de vouloir que la substance unique soit la substance matérielle, c’est de poser des phénomènes, corporels ou spirituels, hétérogènes ou non les uns aux autres, et de les soumettre à des lois logiquement nécessitantes, comme sont ou paraissent être les lois mathématiques, en rejetant toute intervention d’un élément moral dans l’ordre de la nature. Ce qui, par contre, caractérise le spiritualisme c’est, sans nier le moins du monde le mathématisme de tous les phénomènes, y compris ceux de la vie, en tant qu’ils sont objets de science pure, de vouloir que tous ces phénomènes soient comme suspendus à une Idée, l’Idée de la justice, dont la réalisation est leur unique raison d’être ; c’est de proclamer que la Justice est, non pas un rêve ni une conception factice de nos esprits, mais une vérité, un absolu, et même le seul Absolu, ce dont, par conséquent, tout dépend, et à quoi tout se ramène. Et, s’il en est ainsi, nous pouvons comprendre sans peine ce que signifie la parole : « Dieu est Esprit » ;