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ce qu’il ne faut pas — et que la substance à son tour peut être changée les accidents restant les mêmes.

Mais alors une question se présente tout naturellement. En quoi, à l’entendre ainsi, deux substances matérielles se différencient-elles l’une de l’autre ? Comment la substance or se distingue-t-elle de la substance plomb, puisque toutes les différences que nos sens constatent entre l’or et le plomb, couleur, densité, etc., appartiennent à l’ordre des accidents et sont étrangères aux substances ? Dira-t-on qu’elles se distinguent par des tendances et des aptitudes propres à chacune d’elles, par exemple, par l’aptitude à se dilater l’une plus, l’autre moins, sous l’action de la chaleur ? Mais, demanderons-nous, cette aptitude agit-elle ou n’agit-elle pas ? Si elle agit, comme c’est de façons variables, il y a en elle de la mobilité, du devenir ; elle appartient à l’ordre des accidents, non à celui de la substance. Si elle n’agit pas, à quoi sert-elle, et pourquoi la supposer ? Donc la substance or et la substance plomb sont indiscernables, c’est-à-dire que toutes les substances matérielles n’en font qu’une. À l’égard des substances spirituelles c’est la même chose. Vous et moi différons par nos manières de sentir, de penser, de vouloir, choses phénoménales, mais entre la substance spirituelle ou « pur esprit » qui est vous, et le « pur esprit » qui est moi, il est impossible d’apercevoir aucune différence. Mais ce n’est pas tout : la substance spirituelle unique et la substance matérielle unique se confondent à leur tour en raison de l’indétermination absolue de toutes deux ; car ce sont leurs déterminations qui seules les différenciaient, et elles n’en ont pas. Et la substance Dieu se différenciera-t-elle au moins de la substance monde ? Pas davantage, toujours pour la même raison. On aboutit donc fatalement à une substance unique, qui est la Substance, ou l’Être, ou l’Absolu, qui produit tous les modes tant de la pensée que de l’étendue. Or cela c’est une doctrine connue, qui s’appelle le spinozisme. Voilà comment, en faisant de Dieu un « pur esprit », afin de lui assurer le caractère de la personnalité, on arrive droit à un panthéisme, le plus radical qui soit, et celui qui nie le plus décidément la personnalité divine.

Et ce n’est pas seulement le panthéisme qui est au terme de la voie où l’on s’engage avec la doctrine du Dieu « pur esprit », c’est encore le matérialisme. Qu’est-ce que le matérialisme ? Est-ce une doctrine qui nie la dualité de la substance matière et de la substance esprit en prétendant que la matière est capable de penser ? Oui sans doute, mais cette thèse « moniste » n’a pour le matérialisme rien de fondamental, quoi qu’en pense Haeckel. Le matérialisme pourrait, au contraire, s’accommoder fort bien du dualisme de « l’esprit pur »