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On pourrait allonger l’énumération.

Non, en vérité, la conception du Dieu « pur esprit » ne peut pas être considérée comme un progrès de la pensée chrétienne. Celle des prophètes d’Israël valait mieux, quoique moins précise, et justement parce que moins précise ; car elle avait le mérite de n’appuyer pas sur ce qui la rendait défectueuse, l’idée d’un Dieu juste dont la justice n’était pas tout l’être, et dans lequel, par conséquent, la justice mise à part, il demeurait un résidu d’être.

Ce n’est pas d’ailleurs que chez les grands docteurs chrétiens on ne trouve sur ce sujet des vues beaucoup plus élevées que celles de la philosophie populaire. Saint Thomas, par exemple, enseigne que Dieu ne possède pas l’essence, mais qu’il est lui-même essence (Sum. théol. P. I, Q. iii. a. 3) ; qu’en Dieu l’essence et l’être ne font qu’un (Q. iii, a. 4) ; que Dieu est le bien par essence (Q. vi, a. 3) ; que le bien ne diffère pas de l’être secundum rem, et qu’il n’est pas antérieur à l’être secundum rationem (Q. v, a. 1). Tout cela ne veut pas dire que Dieu soit un sujet en qui réside la parfaite justice. Cela veut dire même tout le contraire. Malheureusement, ce point de vue, qui est celui de toute la grande tradition philosophique, n’est pas, chez saint Thomas, définitif. Il faut un Dieu personnel. Une essence n’est pas un Dieu personnel. Le problème serait alors de concilier la personnalité de Dieu avec son caractère de pure essence. Saint Thomas ne l’a pas fait ni essayé, le croyant peut-être impossible. Cela étant, la nécessité du Dieu personnel ramène le Dieu personnage. On peut donc se demander si, sur cette grande question, saint Thomas pense comme le peuple ou comme les philosophes.

Les mêmes réflexions s’appliqueraient à Descartes, qui, comme saint Thomas, fait de Dieu une pure essence, et qui, en même temps, le conçoit comme un « être parfait », dont il faut démontrer l’existence, ce qui à l’égard d’une essence pure ne présente aucun sens.

Il est pourtant vrai que nous avons besoin d’un Dieu personnel ; car un Dieu qui ne veut ni ne pense n’est qu’une abstraction, et une abstraction n’est pas de force à porter le poids de la création universelle. Mais voyez comment on s’y prend pour satisfaire à cette nécessité. Par crainte du phénoménisme, du relativisme, de l’idéalisme, toutes doctrines détestables, on veut que sous les phénomènes physiques, il existe un sujet matériel, et sous les phénomènes de conscience un sujet pensant, l’un et l’autre qualifiés de substances, supportant chacun les phénomènes qui leur sont propres, et qui sont leurs accidents, mais en restant distincts, et si bien distincts que les accidents changent sans que la substance soit modifiée en rien — autrement elle deviendrait phénoménale,