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transmigration, de sorte que les âmes ne quittaient pas la terre, ou du moins le monde phénoménal. La transmigration ne pouvait convenir aux chrétiens. Il leur fallut donc faire vivre les âmes à part de tout corps. La conception du « pur esprit » ainsi formée à propos de l’âme humaine, il était naturel qu’on l’appliquât à Dieu d’autant plus qu’à ne pas le faire on se fût cru coupable de matérialiser Dieu : et c’est ce qui eut lieu en effet.

Quant aux incohérences et aux contradictions auxquelles par là on était conduit, elles demeurèrent inaperçues. — L’affirmation de l’existence d’un pur esprit, que l’on conçoit nécessairement à titre d’objet, et que, par conséquent, on se représente imaginativement, puisqu’il est sûr, et on le reconnaît, que nous ne pensons point sans images : comme si l’imaginable pouvait être incorporel ! — Une âme humaine qu’on déclare séparable, bien qu’on reste fort attaché, avec toute raison d’ailleurs, à ces deux propositions fondamentales de la doctrine d’Aristote : que « l’âme est la forme du corps organisé vivant », et qu’« il n’y a point de forme sans matière » excepté Dieu seul. — Un esprit qui, après sa séparation d’avec le corps, pense sans organes, bien qu’il soit impossible de penser sans images. Un Dieu qui connaît des phénomènes se passant dans le temps et dans l’espace sans participer en rien lui-même à la nature du temps et de l’espace ; en sorte qu’il pense des choses successives, comme successives, d’une pensée où il n’entre aucune succession. — Une âme qui, de la mort à la résurrection, passe au ciel, dans « l’éternité », un certain nombre de nos années de la terre, années remplies, mesurées, constituées exclusivement par des événements cosmiques ; à moins qu’on admette l’absurdité d’un temps vide, qui serait un écoulement, sans être l’écoulement de rien du tout, et dans lequel prendraient place, parallèlement les uns aux autres, les événements de notre monde et ceux du monde où vivent les bienheureux. — Un jugement final et général qui arrive à la fin des temps, jugement par lequel est ouverte aux justes la vie éternelle sous sa forme définitive ; en sorte que la vie éternelle fait suite à la vie présente dans l’ordre du temps, ce qui implique bien des choses peu raisonnables : un événement cosmique suivi d’un autre qui ne l’est pas, et qui pourtant est un événement, puisqu’il arrive ; — la vie éternelle conçue comme une vie consécutive à celle-ci et qui ne doit point avoir de fin ; — l’éternité divine, nécessairement de même nature que la nôtre (autrement Dieu nous resterait impénétrable, et il n’existerait pas de vision béatifique), devenue une durée sans commencement ni terme, si bien que Dieu est aujourd’hui d’un jour plus vieux qu’il n’était hier, etc.