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si elle signifie, non pas que l’amour de Dieu c’est l’amour de la justice, et que la véritable et suprême religion c’est la pureté du cœur, mais simplement que Dieu est un être qui se trouve capable de subsister, et même de penser et de vouloir, sans avoir pour cela besoin de posséder un corps et des organes ?

Oh ! qui pourrait dire tout le mal qu’a fait à la pensée moderne cette absurde idée du pur esprit, du sujet pensant incorporel, si parfaitement étrangère à la philosophie des anciens. L’origine en est évidente, c’est la doctrine mal comprise de l’immortalité de l’âme. De la survivance de l’âme après la mort les premiers chrétiens n’avaient eu aucune idée. Saint Paul, qui parle constamment de la résurrection finale, ne dit pas un mot duquel on puisse inférer qu’il a cru à la continuité de nos existences depuis notre mort jusqu’au jour où la résurrection doit arriver pour tous. Manifestement il n’a aucune idée d’un état intermédiaire entre la vie du temps et celle de l’éternité, état dans lequel l’âme subsisterait sans son corps en attendant de pouvoir le reprendre. C’est pourquoi, chez les premiers chrétiens, la résurrection du Christ a une importance si capitale comme promesse et gage de la nôtre. Avec la croyance actuelle on peut dire que la résurrection des corps n’a qu’un intérêt secondaire, parce qu’avec ou sans nos corps nous pouvons vivre également la vie éternelle.

Alors, au contraire, la résurrection était tout, parce qu’on ne songeait en aucune façon à composer la personne humaine de deux parties séparables, fût-ce momentanément. Dans les Évangiles la note est la même. C’est seulement lorsque, le dernier avènement du Christ ne s’étant pas produit dans le délai où on l’attendait, on dut penser que cet avènement sans doute se ferait attendre encore, c’est à ce moment, et peut-être un peu plus tard[1], qu’on fut pris d’inquiétude sur le point de savoir ce que deviennent les serviteurs du Christ du jour de leur mort au dernier jour du monde. Déjà du reste, du temps de saint Paul, s’était manifestée chez les chrétiens de Thessalonique une préoccupation semblable, à laquelle l’apôtre avait dû répondre[2]. On fut conduit par là à l’idée quelque peu bizarre d’un paradis provisoire précédant le définitif : conséquence inévitable d’ailleurs de la croyance à la survivance des âmes. Les anciens aussi avaient cru à cette survivance, mais toujours par

  1. Pas beaucoup plus tard sans doute, car dans le Symbole dit des Apôtres, dont la haute antiquité n’est pas contestable, il est dit que Jésus, dans l’intervalle de temps qui s’écoula entre sa mort et sa résurrection, « descendit aux Enfers » pour y chercher les âmes des justes qui avaient vécu avant lui et les conduire au Ciel, ce qui implique la croyance aux âmes séparées.
  2. Thessalonic, IV, 12 sqq.