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Dieu pouvait me commander quelque chose d’injuste, je serais tenu en conscience à lui résister, comme je dois résister, le cas échéant, aux passions injustes des personnes qui me sont les plus chères. Par conséquent, si j’obéis lorsque Dieu me commande, c’est parce que ce qu’il me commande est saint et juste ; et, si j’ai égard à son titre de créateur et de père, c’est parce que j’y vois une garantie certaine de la justice et de la sainteté de ses commandements ; mais cette justice, supposée ou reconnue, est la véritable loi et la cause déterminante de mes actes.

Ainsi, en tant que je suis un être moral, la loi de la justice est la seule que je reconnaisse, la seule que je serve, et par conséquent la seule que j’aime et que j’adore. Qu’est-ce à dire, sinon que, dans la spontanéité et la vérité de mon être, c’est la justice qui est pour moi le seul et véritable Dieu ? Car il est très vrai que je dois aimer Dieu « de tout mon cœur, de toute mon âme, de tout mon esprit, de toutes mes forces » ; et donc ce que j’aime d’un amour absolu, non par erreur ni par caprice, mais par une nécessité primordiale de ma nature, est réellement le Dieu que doit reconnaître ma pensée et affirmer ma parole.


IV

Et maintenant, comment opposer l’autorité de la Bible à ceux qui tiennent pour surannée la conception qu’on s’est faite de Dieu en Israël d’Abraham à David, pour insuffisante celle même qu’en ont eue les prophètes, et qui différait si notablement de la première, alors que la sentence qui les condamne toutes deux vient de Jésus lui-même ? De même que la loi nouvelle a aboli l’ancienne loi, le Dieu nouveau devait abolir l’ancien Dieu. En fait, cependant, pour notre malheur, celui-ci est resté très vivant parmi nous. C’est que le Dieu nouveau est une conception si haute qu’à l’heure présente encore elle demeure inaccessible à la masse des intelligences. Il a donc fallu revenir au Dieu des prophètes, à l’Iahvé parfaitement juste et saint, mais qui est en lui-même autre chose que la justice et la sainteté. Seulement on a cru devoir préciser une notion que les prophètes avaient laissée dans le vague, et l’on a dit que Dieu est un « pur esprit », par où l’on entendait qu’il n’est pas comme nous un esprit associé à un corps, mais au contraire un esprit sans corps, ce que nous-mêmes, à ce que l’on croit, sommes appelés à devenir après la mort. Sans doute on pensait interpréter par là la grande parole du Christ. En réalité on en faussait le sens ; car quelle est la portée de cette parole pour la vie morale et religieuse de l’homme