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du concours d’une autorité quelconque pour s’imposer à nos volontés.

Est-ce à dire que les commandements moraux, d’une manière générale, et le Décalogue en particulier, n’ont aucune raison d’être ? Nullement. La raison humaine, dans ce qu’elle a de phénoménal et d’empirique, est sujette à l’erreur. C’est pourquoi il est nécessaire souvent qu’une parole de sagesse vienne rappeler à la volonté coupable sa propre loi méconnue par elle. Cette parole peut être celle de l’homme, elle peut être aussi celle de Dieu. Le Décalogue donc se comprend très bien comme étant un enseignement solennel donné par Dieu à l’homme de certaines vérités morales sur lesquelles celui-ci, encore insuffisamment éclairé, pouvait hésiter. Mais il ne faudrait pas que le Décalogue, à cause de l’appareil terrifiant dont sa promulgation s’entoure, nous apparût comme une législation imposée à la raison humaine ; car, la raison est autonome ou elle n’est pas, et son hétéronomie ne se comprend pas mieux en morale qu’en mathématiques. Ainsi l’autorité de Dieu sur nous est une vérité si Dieu est la raison et la justice absolues, desquelles nous sommes tous participants, et que nous réalisons à des degrés divers dans notre vie temporelle. Autrement, elle n’est qu’une illusion de l’anthropomorphisme, le rêve d’une imagination qui, ignorant « l’esprit », ne comprend la grandeur de Dieu que sous la forme d’une domination universelle, et croit lui rendre hommage en lui attribuant une puissance infiniment supérieure, mais de même ordre que celle des rois de la terre.

Revenons pourtant encore une fois à cette conception naïve, et posons-nous à son sujet une dernière question. Quelle raison aurai-je d’obéir à cette toute-puissance qui m’écrase ? Est-ce la crainte d’un châtiment ? Mais alors mon action accomplie sous l’empire d’une passion irrationnelle, et même avilissante pour un être raisonnable, perd tout caractère moral. J’obéis comme un animal, non comme un homme. Est-ce qu’étant une créature de Dieu je dois lui être soumis et subordonné en tout ? Il faut ici s’entendre. Si l’on veut dire que je suis entre les mains de Dieu comme l’argile entre les mains du potier, — ce sont, comme on sait, les propres expressions de saint Paul, mais chez saint Paul elles ont un sens très différent de celui que nous avons en vue ici — je proteste, attendu que je ne suis pas un vase d’argile, mais un être raisonnable et libre, duquel Dieu ne peut exiger qu’une soumission raisonnable et libre, et non pas la soumission passive d’une matière inerte. Si je dois à Dieu en tant qu’il est mon créateur, c’est parce que cette qualité qu’il possède m’impose envers lui des devoirs de respect et d’amour. Mais une obligation de ce genre ne saurait être inconditionnelle, et si