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ment faut-il le comprendre ? Dirons-nous, comme cela paraît avoir été la pensée des Hébreux jusqu’au temps des prophètes, que ce que Dieu commande est juste en effet, mais juste uniquement parce que Dieu le commande. Cela revient à dire qu’il n’y a pas de justice ni de raison absolues, et que, par conséquent, les volontés de Dieu, n’étant fondées ni en raison ni en justice, sont de purs caprices. Mais alors nous sommes esclaves des caprices divins et Dieu ne l’est pas moins que nous ; car c’est être vraiment esclave que d’agir non par raison mais par caprice.

Il faut donc passer de la conception anté-prophétique à la conception prophétique de Dieu, et dire que Dieu ne veut et qu’il ne nous commande que la justice. Mais ce commandement est-il quelque chose d’intelligible ? Sans doute il se comprend parfaitement si l’on admet, comme nous le voulons, que Dieu ne soit qu’un autre nom de la justice éternelle ; car la justice est impérative par essence. Mais ici, précisément, la justice est ce que Dieu veut ; elle n’est pas l’être même de Dieu. Quelles pourraient être alors les raisons du commandement divin ? Serait-ce que Dieu nous impose la pratique de la justice en vertu de l’autorité souveraine qu’il a sur nous ; de sorte que si la justice doit nous être sacrée, ce n’est pas parce qu’elle est la justice, moins parce que Dieu nous l’impose ? Il y a dans cette thèse une absurdité manifeste. Ce qu’on peut exiger au nom du droit de souveraineté c’est un hommage, une soumission, une allégeance quelconque. Ainsi l’État exige et est fondé à exiger des citoyens le paiement de l’impôt et le service militaire. L’Église de même impose à ses fidèles le respect des lois qu’elle a portées, et qui sont nécessaires à sa vie en tant que société. Mais là où il s’agit de justice et de perfection morale, sans rien de plus, la souveraineté n’a rien à voir. On ne commande pas à un homme d’être juste parce qu’on est son maître ; car, si on ne l’était pas, l’obligation pour cet homme d’être juste demeurerait la même. La nécessité pour nous d’être justes ne tient donc pas à ce qui nous constitue à l’égard de Dieu un état de dépendance absolue, à savoir notre condition de créatures ; elle tient à notre qualité d’hommes, à notre nature, c’est-à-dire à notre raison ; non pas sans doute à ce misérable jugement personnel sujet à tant d’erreurs et d’aberrations, mais à cette raison éternelle qui dépasse infiniment nos individualités temporelles, et qui pourtant est bien notre raison, et même la raison propre de chacun de nous, puisqu’en elle et par elle seule chacun de nous se sent être réellement lui-même, tandis que nos caprices et nos folies nous font les jouets de puissances extérieures. En un mot, l’idée de justice se suffit à elle-même, et n’a pas besoin