Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 59.djvu/160

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

table, si les intérêts de la personne qu’il s’agit de servir sont distincts de la moralité pure, c’est-à-dire si cette personne est elle-même matière à quelques égards. Les Juifs, même au temps des prophètes, n’ont jamais pu concevoir qu’un Dieu seigneur et maître, qu’il fallait servir en accomplissant des rites et des pratiques, un Dieu, par conséquent, dont la volonté ne s’identifiait pas purement et simplement avec la justice, et dans l’être duquel il restait quelque matière. Jésus vient, et il déclare que les rites et les pratiques doivent disparaître, que Dieu ne veut être adoré qu’en esprit et en vérité, parce que lui-même est esprit : esprit sans matière, être sans besoins, ne commandant que comme la justice commande, avec un désintéressement absolu, aussi pur que la justice même, et par là s’identifiant avec elle. Les rites subsisteront dans la religion en tant qu’elle est un fait social, parce que toute société suppose une autorité, et que les rites sont la part de l’autorité dans une société religieuse ; mais la religion absolue, qui est la fin dont la société religieuse avec ses rites est le moyen, ne connaît point elle-même de rites, de préceptes, ni de lois, parce qu’étant toute spirituelle la justice lui suffit, et qu’elle n’a point à adosser cette grande idée au concept d’un être dont la volonté serait nécessaire pour lui donner puissance et vie.

Le commentaire que nous présentons de la pensée du Christ paraît-il obscur ou erroné ? Il en est un autre dont la clarté est parfaite pour qui sait lire, et qui pourra lui servir de confirmation ; ce sont les épîtres de saint Paul[1]. Car que signifie la doctrine de saint Paul sur la justification par la foi, sinon que la pureté du cœur, en laquelle consiste toute la justice, est le seul hommage que nous puissions rendre à Dieu ? Et comment faudra-t-il interpréter cet affranchissement à l’égard de la loi mosaïque qui nous vient de Jésus-Christ suivant le même apôtre, sinon comme une révélation de cette vérité supérieure et jusque-là inconnue que Dieu ne demande de nous que l’amour dans la liberté, parce qu’il est lui-même pur amour et pure liberté ? Si donc nous nous trompons sur la vraie doctrine du Christ, saint Paul s’est trompé avant nous, car notre pensée est la sienne.

Comment d’ailleurs parviendra-t-on à donner un sens à cette parole : « Dieu est esprit », si l’on fait de Dieu un personnage ami de la justice et non pas la justice même ? Et comment adorerons-nous en esprit et en vérité si c’est ce personnage qu’il nous faut adorer ? Ce qui s’oppose à l’adoration en esprit et en vérité c’est l’idolâtrie. Or

  1. Particulièrement Romains et Galates.