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nécessaire, sinon pour les Juifs, du moins pour l’esprit humain. Il fallait revenir à l’unité, non plus en subordonnant, comme on l’avait fait aux âges primitifs, la justice au personnage divin, mais, au contraire, en anéantissant le personnage divin devant l’idée supérieure de la justice. Puisque Dieu ne pouvait plus être l’auteur et le maître de la justice comme l’avaient cru les patriarches, ni un sujet en qui la justice résidât, et qui la réalisât en perfection, comme l’avaient proclamé les prophètes, il fallait qu’il fût la justice même, que Dieu et la justice ne fissent qu’un. Ce dernier et définitif progrès devait être apporté au monde par le Christ en personne.

Que telle ait été effectivement la pensée du Christ, c’est une assertion qui pourra surprendre ; et pourtant quiconque étudiera sans parti pris le texte évangélique admettra sans peine, croyons-nous, l’impossibilité d’en donner aucune autre interprétation.

On se rappelle cet admirable passage du quatrième évangile où Jésus se fait reconnaître comme prophète par une femme de Samarie en lui prouvant qu’il sait certain détails secrets de sa vie. Cette femme lui dit alors : « Nos pères ont adoré sur cette montagne, et vous dites qu’à Jérusalem est le seul lieu où il faille adorer ». Jésus répondit : « Femme, crois-moi, l’heure vient où vous n’adorerez plus le Père ni sur cette montagne ni à Jérusalem. L’heure vient, et elle est déjà venue, où les vrais adorateurs adoreront le Père en esprit et en vérité ; car ce sont de tels adorateurs que le Père cherche. Dieu est esprit, et c’est en esprit et en vérité que ceux qui l’adorent doivent l’adorer. » Toute l’opposition entre l’ancienne et la nouvelle doctrine est renfermée dans ces deux discours de Jésus et de son interlocutrice. Les Samaritains disent que l’on peut adorer partout, et ils adorent sur la montagne. Les Juifs prétendent qu’il n’est permis d’adorer que dans le temple de Jérusalem. Voilà de part et d’autre l’idée du personnage divin. Si Dieu n’est que l’ami de la justice, il a, comme Dieu, sa nature, ses droits, ses exigences à l’égard de ses créatures, de même qu’un maître et un père ont des exigences légitimes à l’égard de leurs enfants ou de leurs serviteurs. De là pour nous des obligations que la morale sanctionne, et dont pourtant l’objet est étranger à la morale. Un serviteur est tenu en conscience de chercher l’intérêt de son maître. En tant qu’il le cherche par sentiment du devoir il est un être moral ; mais, en tant qu’il accomplit telle action particulière que cet intérêt lui commande, il n’est pas un être moral. Il y a donc dans l’action commandée quelque chose de réfractaire à la moralité, une sorte de caput mortuum, une matière au sens antique, qui est le sens vrai du mot. Et cette matière qui constitue une servitude pour la volonté morale et libre, est inévi-