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aimant la justice sans doute ; mais la justice est une création de sa volonté, laquelle, par là même, apparaît arbitraire. C’est un peu le monarque oriental, dont le bon plaisir fait loi, et qui est au-dessus de la justice, puisqu’il en est l’auteur et le maître. Du reste l’obéissance extérieure et physique ne lui suffit pas. Il demande un sentiment du cœur, et c’est parce qu’il voit en Abraham une foi profonde qu’il le bénit lui et sa postérité. Mais il semble que ce sentiment chez Abraham, comme chez Moïse, comme chez David, ne soit que le respect d’un féal sujet pour son prince, et que les inspirations de la conscience morale y entrent pour peu de chose. Jusque vers le ixe siècle la religion, chez les Hébreux, absorbe la morale, comme plus tard, au moyen âge, la théologie absorbera la philosophie. La conséquence c’est qu’il n’y a pas de morale, à proprement parler ; et c’est pourquoi la conscience humaine accepte sans protester, comme venant de Dieu, tant d’injonctions étranges.

Avec les prophètes la morale reprend ses droits, et par là, la conception de Dieu chez Israël s’élève et s’épure considérablement. Iahvé est toujours le Seigneur puissant et redoutable, mais avant tout il est saint, d’une sainteté qui ne comporte aucune ombre. Sa volonté est droite, irréprochable en tout ce qu’elle commande. Il n’aime que la justice et ne hait que l’iniquité. Les sacrifices de boucs et de génisses qu’on lui offre ne le touchent point. La seule chose qui lui plaise c’est la pureté du cœur. C’est donc un Dieu essentiellement moral, et qui n’est au-dessus de tout ce qui existe que parce qu’il réalise en lui-même l’idéal de la moralité. Cette conception, évidemment très supérieure à la précédente, laisse pourtant l’esprit en présence d’un problème insoluble, si l’on en maintient les termes. Cette justice que Dieu aime, et qu’il veut nous voir accomplir dans nos actions, qu’est-elle en soi ? Ce ne peut plus être la volonté d’Iahvé, puisque la volonté d’Iahvé n’est sainte que parce qu’elle est toujours conforme à la justice. Il faut donc que ce soit une essence à part de la nature et de l’être d’Iahvé. Mais alors cette essence n’est-elle pas plus grande qu’Iahvé même, et n’est-elle pas le Dieu véritable ? La question, qu’un métaphysicien grec n’eût pas manqué de se poser, la pensée plus ardente que subtile des prophètes d’Israël ne la pose pas. Pourtant elle existe. Un personnage divin, éternel et nécessaire, et une justice qui n’est qu’une essence, mais qui n’est ni moins éternelle ni moins nécessaire que lui, qui l’est même davantage puisqu’elle est la norme de sa volonté, c’est un dualisme, et le dualisme se détruit lui-même. La position prise par la théologie juive issue des prophètes était donc rationnellement intenable. Un nouveau pas en avant devenait