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tative d’un état d’esprit aujourd’hui dépassé dans l’élite intellectuelle de l’humanité, et dont nous devons nous défaire au plus vite si nous voulons sauver l’idée religieuse qu’elle compromet. En examinant de plus près la question nous allons voir qu’en effet cette conclusion, hardie en apparence, est une conclusion qui s’impose.


II

Le Dieu qui commande à l’homme, et auquel il faut obéir parce qu’il est le maître, est une conception populaire qui nous vient en ligne directe du judaïsme. C’est ce qui nous rend cette conception sacrée. La Bible est un livre inspiré, dont la doctrine, exempte de toute erreur, s’impose à notre foi : donc le Dieu de la Bible est le Dieu véritable. Ainsi raisonne, plus ou moins consciemment, la très grande majorité des chrétiens tant catholiques que protestants. Il est pourtant dans la Bible plus d’un passage où l’écrivain prête à Dieu des paroles et des actes qui ne paraissent guère compatibles avec la sainteté et la majesté divines. Dieu commande à Abraham de tuer son fils pour lui plaire, et Abraham se croit tenu d’obéir à un ordre si contraire à la loi naturelle. Lorsque les Israélites vont quitter la terre d’Égypte, Dieu leur prescrit, par la voix de Moïse, d’emprunter aux Égyptiens leurs vases d’or et d’argent, et de les emporter dans le désert ; c’est que la loi de l’honnêteté n’oblige pas envers l’étranger comme envers l’Israélite. Saül marche contre les Amalécites avec l’ordre d’exterminer les prisonniers, et même les non-combattants, vieillards, femmes, enfants, jusqu’aux animaux ; et il est réprouvé pour avoir épargné quelque chose. David fait faire le dénombrement de son peuple, et le Seigneur, pour le punir de cet acte d’orgueil, envoie la peste qui, en trois jours, fait périr en Israël soixante-dix mille hommes. Quand on lit ces choses et bien d’autres du même genre, il apparaît clairement, pour peu qu’on ait gardé l’usage critique de son jugement, que sur l’image sainte du Dieu de la Bible les erreurs et les passions humaines se sont projetées ; de sorte que si, prenant à la lettre le texte sacré, nous croyons que Dieu a réellement fait tout ce que ce texte lui attribue, nous sommes conduits à nous faire de Dieu une idée bien peu rationnelle.

Pouvait-il d’ailleurs en être autrement ? Quelque idée qu’on se fasse au sujet de l’inspiration des livres saints, une chose est certaine, c’est que ceux qui les ont écrits les ont écrits, non pour nous ni pour ceux qui viendront après nous, mais pour leurs contemporains, c’est-à-dire pour des hommes ignorants et grossiers,