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lorsqu’un enfant a grandi, tout en témoignant à la nourrice qui l’a allaité la plus vive reconnaissance, on lui signifie nettement qu’on se passera désormais de ses services, il était inévitable que l’esprit humain, devenu fort et adulte, prétendît donner à l’Église son congé et vivre désormais sans tutelle. Il était inévitable également que l’Église protestât, et maintînt de toutes ses forces son droit de juridiction sur la pensée des générations nouvelles, puisque toute sa raison d’être et son unique fonction sur la terre c’est de conserver intact, et de dispenser aux hommes dans toute sa pureté, le trésor des vérités qu’elle a reçues de son divin fondateur. Et voilà comment, une seconde fois, la vie naturelle et la vie religieuse de l’humanité apparurent si radicalement antinomiques qu’il semblait que chacune des deux ne pût subsister qu’à la condition d’anéantir l’autre.

Ce conflit n’est pas, comme on l’a dit déjà, particulier aux temps modernes et aux peuples chrétiens ; il est de toutes les époques et de tous les pays. Violent ou tempéré, manifeste ou latent, on le retrouve partout. Du reste, ce n’est pas seulement de l’autorité religieuse que l’humanité depuis l’origine travaille à s’émanciper, c’est de l’autorité sous toutes ses formes. En même temps que l’État s’affranchissait de l’Église et le penseur du prêtre, une révolution parallèle, la même au fond, lentement mais irrésistiblement poursuivie à travers les siècles, affranchissait à des degrés divers l’esclave du maître, le serf du seigneur, le sujet du prince, le fils du père, la femme du mari. Sous l’empire des lois générales de la production et de l’échange il s’est fait, depuis cent ans environ, dans nos sociétés modernes, un développement énorme du régime capitaliste et patronal, entraînant pour la grande masse des travailleurs une forme de sujétion que les siècles précédents n’avaient point connue. À l’instant même, pour ainsi dire, où apparaissait ce phénomène nouveau, on voyait surgir une doctrine nouvelle, le socialisme, qui se donnait pour objet l’émancipation des prolétaires. Ainsi la lutte contre le principe d’autorité se poursuit de toutes parts. Mais c’est surtout l’autorité divine que l’homme veut abattre. Et la chose se comprend ; car l’autorité divine est le type, en même temps que le fondement, de toute autorité. Omnis potestas a Deo, comme dit saint Paul. Qu’un homme impose sa volonté ou son jugement à un autre homme, il est clair que par là il s’érige en Dieu, ou que tout au moins il se réclame d’une délégation divine ; et le pouvoir absolu des rois, s’il est autre chose que la force brutale s’imposant à la faiblesse, est vraiment un droit divin, de même que celui des prêtres. La ruine de l’autorité de Dieu emporte donc