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duisit, aux xie, xiie et xiiie siècles, à la revendication d’une juridiction suprême sur les couronnes dans toute l’étendue du monde chrétien.

Un jour vint pourtant où, par la force des choses, l’idée de l’État naquit, et, par conséquent, celle des droits de l’État et de son caractère laïque. Cette idée, il était difficile que l’Église l’admît, parce qu’elle était contraire à sa domination, et que l’Église tenait à sa domination, par habitude d’abord, ensuite parce qu’elle la tenait à la fois pour légitime, comme s’exerçant au nom de Dieu, et pour nécessaire, comme seule capable d’assurer la marche du genre humain dans les voies de la vraie civilisation. Sans doute cette idée avait malgré tout sa vérité ; mais ce n’est pas au nom de la raison qu’elle prétendait alors s’imposer, c’est au nom de passions et d’intérêts dont le fondement rationnel n’apparaissait nullement. Ainsi c’étaient des appétits, non des raisons réfléchies et comprises, qui mettaient les hommes sur la voie du progrès, et cela encore est une loi constante de l’histoire. Mais, si l’on est tenu de se soumettre à la raison, on ne l’est pas de se soumettre à des appétits. Puis, si la société civile avait ses droits, l’Église aussi avait les siens. L’Église ne pouvait donc céder qu’à la condition de trouver et de faire accepter par l’État un modus vivendi qui conciliât les prétentions contraires. Or c’était là une chose évidemment impossible au moyen âge puisque, aujourd’hui encore, après des siècles de travail de la pensée et d’expériences sociales de tous genres, nous nous retrouvons en présence de ce même problème de plus en plus urgent, et non moins malaisé à résoudre qu’il le fut jamais. L’État de même, et pour la même raison, ne comprit pas la nécessité de ménager l’Église. De là des conflits terribles, dont les plus célèbres furent, en Allemagne, la querelle des Investitures, et en France la lutte de Philippe le Bel et de Boniface VIII. Du reste ces conflits durent toujours, parce que la cause qui leur a donné naissance persiste. Ils ont pris même, depuis un siècle environ, plus d’acuité, et le péril qu’ils créent à l’égard de la paix sociale n’a fait que grandir. C’est qu’autrefois les luttes d’influence entre les deux parties étaient limitées aux sphères supérieures dans lesquelles était concentré le pouvoir. Les peuples ne s’y intéressaient pas, la chose ne regardant que leurs maîtres. Mais quand, à la Révolution, les nations devinrent autonomes et directement responsables de leurs destinées, la querelle descendit dans le bas clergé et dans les masses, groupant en deux camps opposés, et mettant aux prises jusqu’aux éléments les plus infimes du corps social. Sans doute, sur le fond de la question, on est beaucoup plus près de s’entendre