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AUTORITÉ ET LIBERTÉ



I

De toutes les leçons que nous donne l’histoire l’une des plus claires et des plus importantes, c’est que, partout et toujours, les peuples, partis à leur origine d’institutions théocratiques, ont tendu à séparer progressivement du pouvoir religieux le pouvoir civil, et à constituer à ce dernier une existence autonome. Sans remonter aux sociétés primitives, les sociétés chrétiennes, par la manière dont elles se sont formées et dont elles ont évolué, nous offrent de cette loi fondamentale une confirmation décisive.

Lorsque après les invasions barbares se formèrent les groupements sociaux desquels devaient sortir les nations modernes, la civilisation gréco-latine ayant péri tout entière, l’Église se trouva être le seul foyer de lumière et la seule autorité morale qui subsistât dans le monde. De la puissance considérable que lui donnait cette situation privilégiée elle usa, non pour des fins proprement humaines et universelles, mais pour des fins religieuses et pour sa propre grandeur. Il ne pouvait en être autrement, parce que ce qu’il y avait dans l’Église de vertu civilisatrice tenait uniquement à la tradition religieuse dont elle était dépositaire. Son clergé, sortant lui-même de la société barbare, ne possédait de lumières que celles que lui donnait le christianisme, et par conséquent n’avait rien à apprendre aux hommes que le christianisme même. Donc la science et la morale ne pouvaient être qu’exclusivement chrétiennes. Par une nécessité toute pareille, l’Église devait revendiquer un certain pouvoir politique ; car, parlant au nom de Dieu plus qu’au nom de la conscience humaine, alors presque éteinte et sans voix, il fallait, non pas seulement qu’elle enseignât, mais encore qu’elle imposât autant qu’il se pouvait le respect de la justice, d’autant plus que les hommes auxquels elle avait affaire, ne connaissant que la force, ne savaient obéir qu’à la force morale ou matérielle. Puis elle avait à se défendre elle-même contre toutes sortes de passions et de convoitises, ce qui l’obligeait fréquemment à user de son autorité morale pour contraindre la puissance civile, et ce qui la con-