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bien ce mécanisme (la suggestion par la notion inculquée) que les partis politiques, quelle que soit la pensée qu’ils représentent, apportent une telle passion à s'emparer de l’enseignement[1]. »

C'est cette raison qui explique pourquoi tous les partis, même et surtout ceux qui réclament la liberté de l’Enseignement, visent en réalité au monopole.

Mais autre est le point de vue du politique soucieux d’une action à exercer sur les masses humaines, autre est le point de vue du moraliste soucieux avant tout de réserver, de sauvegarder et de mettre au premier plan l’originalité et la spontanéité des consciences individuelles. Pour un tel moraliste, pour un Emerson, un Nietzsche, la valeur et l'efficacité de l’Éducation comme entreprise de moralisation collective n’auront jamais qu’une importance secondaire et même insignifiante pour la véritable vie de l’esprit.

À notre avis, ceux qui préfèrent à tout cette véritable, intime et indépendante vie de l’esprit doivent se défier des prétentions de l’éducationnisme non moins que de celles de l’empirisme moral. Nietzsche a exprimé ce vœu dans des termes qui ne laissent rien à désirer en clarté quand il a parlé « de cette dépendance, au fond superflue et humiliante, vis-à-vis des médecins, prêtres, professeurs, curateurs des âmes, dont la pression s’exerce toujours, maintenant encore, sur la société tout entière[2] ». — Et ailleurs : « Que la jeune âme jette un regard en arrière sur la vie et se pose cette question : Qu’as-tu aimé véritablement jusqu'à présent, qu’est-ce qui a attiré ton âme, qu’est-ce qui l’a ensemble et dominée, et rendue heureuse ? Repasse dans ta mémoire la série des objets de ta vénération, peut-être te donnent-ils, par leur essence et leur succession, la loi, la loi fondamentale de ton être véritable. Compare ces objets, vois comme l’un complète, élargit, surpasse et transfigure l’autre, comme ils forment une échelle par laquelle jusqu’à présent tu es monté jusqu’à toi-même… Voilà tes véritables éducateurs, qui sont aussi tes formateurs. Ils te révèlent ce qui est le sens primitif et l’essence élémentaire de ton être, quelque chose qui ne se laisse ni éduquer ni former… Tes éducateurs ne sauraient être pour toi que des libérateurs…[3]

G. Palante.
Février 1903.
  1. Jules de Gaultier, Le Bovarysme, p. 81.
  2. Nietzsche, Le voyageur et son ombre, § 5.
  3. Nietzsche, Considérations inactuelles, § 1, édit. du Mercure de France.