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conformisme à n’importe quelle orthodoxie sociale et morale est pour l’individu une servitude qui l’atteint dans les fibres profondes de sa sensibilité et de sa spontanéité. Quant à l’autre espèce de conformisme que nous avons appelée Esprit de suite, Emerson n’a rien laissé à dire sur l’influence opprimante et déprimante de ce genre de contrainte : « Une autre terreur qui nous éloigne de la confiance en nous-même, c’est notre esprit de suite, notre désir d’être conséquent avec nous-même ; c’est une espèce de vénération pour nos actes ou nos paroles passées, parce que nous croyons que les yeux des autres n’ont pas d’autre point de repère pour supputer l’orbite de notre personnalité, que nos actes passés ; et nous sommes ennuyés de les désappointer. Mais pourquoi vous obligeriez-vous à retourner la tête ? Pourquoi traîner avec vous ce poids de la mémoire pour éviter de contredire ce que vous avez dit dans telle circonstance ? Supposez que vous vous contredisiez ; — et puis, après ?…

« Une sotte persévérance dans la même pensée est la manie des petits esprits, adorée par les petits hommes d’État et d’Église, par les petits philosophes, par les petits artistes. Une âme grande ne s’en inquiète pas. Elle pourrait aussi bien s'occuper de son ombre sur un mur. Dites ce que vous pensez aujourd’hui en termes forts ; et demain faites de même, quoique vous puissiez vous contredire d’un jour à l’autre[1]. »

Qu’on rapproche de ce passage ce que dit Nietzsche au sujet de la nécessité d’être un esprit non historique, si l’on veut vivre à chaque heure dans un air nouveau et raviver sans cesse la fraîcheur de ses impressions sur la vie.

L’antinomie entre ces deux termes : individualité et spontanéité d’une part — enseignement et conformisme de l’autre, reste irréductible. Cette antinomie éclate dans tout son jour à propos du problème de l’Éducation. Au point de vue de ceux qui se préoccupent de la direction à donner aux groupements humains, au point de vue de l’homme de parti ou de l’homme d’État, au point de vue du politique ou du politicien, on conçoit que le problème de l’éducation représente une question capitale. Car il s’agit pour ces gens de diriger le troupeau humain par masses dans les voies qu’ils jugent les plus propres à conduire l’humanité vers l’Idéal social et moral de leur choix.

M. Jules de Gaultier exprime en termes suggestifs l’intérêt politique de la question de l’Éducation. « C’est parce qu’ils connaissent

  1. Emerson, Sept Essais, traduits par I. Wilb, p. 14-15.