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amare et odi non discitur. Les amours et les haines, les antipathies et les aversions, les sympathies et les enthousiasmes résident dans une région plus intime, plus délicate et plus profonde où ne pénètre pas le verbe des pédagogues. L’aspiration à l’unité intellectuelle et morale de l’humanité est un vœu enfantin. S’il se réalisait par impossible, ce serait la fin de la belle diversité esthétique et morale. Ce serait la mort de la culture. — Le dogme kantien de l’universalisation de la maxime est une grande erreur psychologique. — On ne peut vouloir sérieusement que tous les hommes adoptent la même discipline morale. Schopenhauer a bien saisi le caractère de l’intuition qui est la seule véritable connaissance et la seule véritable règle : « Si l’intuition pouvait se communiquer, dit-il, la communication en vaudrait la peine ; mais, en définitive, nous ne pouvons sortir de notre peau ; il faut que nous restions enfermés chacun dans notre crâne, sans pouvoir nous venir en aide les uns aux autres[1]. » — Tout au plus le moraliste peut-il proposer comme des placita les vœux de sa sensibilité individuelle à la catégorie des individus dont la sensibilité vibre à l’unisson de la sienne.

Nous voyons que le problème de la valeur et de l’efficacité de l’Éducation présente un intérêt et une signification toute différente selon qu’on l’envisage du point de vue de l’individu ou du point de vue de la société. Il est très utile pour un groupe et pour les dirigeants de ce groupe d’imposer un conformisme moral et social aux membres de ce groupe. Ce conformisme est double. Il implique : 1o la conformité à la doctrine sociale et morale régnante et considérée actuellement comme l’expression de la vérité ; 2o il implique cette sorte de conformité intérieure qu’on appelle Esprit de suite et qui consiste dans la fidélité de l’individu à son passé ; dans la conformité de ses opinions et de ses actes futurs à ses opinions et à ses actes passés. L’intérêt du groupe est trop évidemment de former, grâce à ce conformisme, des individualités dûment cataloguées et étiquetées comme les mannequins d’un étalage, de bons automates dont on puisse prévoir toutes les opinions et tous les actes. Si à un moment donné l’individu vient à penser ou à agir d’une façon non prévue, c’est un beau tolle contre le renégat, contre l’imbécile qui « n’a pas de suite dans les idées ».

Cette tactique est simpliste et pourtant éternelle dans les groupes humains. En revanche, il est évident qu’il est du plus haut intérêt pour l’individu de ne pas se laisser assimiler à un mécanisme dont on connaît tous les rouages et dont on prévoit tous les mouvements. Le

  1. Schopenhauer, Le monde comme volonté, t. II, p. 207.