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oppose une résistance invincible. Il n’est au pouvoir d’aucun dogmatisme moral ou social issu de la raison et de la science d’emprisonner, de fixer dans une formule sociale et morale définitive ce qu’il y a de fluide, de vivant et de mouvant dans une individualité. La raison psychologique en a été déjà dite plus haut. C’est que, sur le terrain moral, les dogmes rationalistes ne sont qu’une expression abstraite et secondaire de tendances vitales profondes qui évoluent selon un rythme imprévisible. La foi dans la Raison et dans la Science n’est elle-même au fond qu’un état de sensibilité, le vœu d’un tempérament individuel. Chez les esprits supérieurs, les savants, les penseurs désintéressés, cette foi à la science se tourne en une sorte d’ascétisme, de stoïcisme intellectuel[1] qui a sa noblesse, mais qui n'est pas susceptible d’être universalisé parce qu’il répond à une forme très spéciale et relativement rare de sensibilité et par suite d’intellectualité. — Chez d'autres, cette foi dans la Raison et dans la Science se tourne en un pédantisme assez grossier, sinon en une manie enseignante, prédicante et moralisante tout à fait insupportable. Il ne faut donc pas oublier le caractère individuel, intime, insaisissable et incommunicable de la vérité esthétique et morale. Sur ce terrain esthétique et moral, cela seul est vrai pour l’individu, qui est à l’unisson de sa propre physiologie. Le reste est faux, non avenu, adventice, artificiel. Cela est d’autant plus vrai qu’on a affaire à des individualités supérieures. Pour elles, la possibilité de se distinguer et de se différencier est la loi vitale par excellence.

Le pouvoir de l’éducation sur l’individu a donc des limites. Les influences éducatrices, quelles qu’elles soient, n’atteignent pas le fond intime de l’être. L'éducation peut communiquer à l’individu des notions abstraites et des préceptes abstraits, comme on montre à l’élève des figures immobiles sur un tableau noir. Mais la combinaison originale de ces notions, leur entrelacement selon des modes nouveaux ressortit à la spontanéité de l’intelligence individuelle. — L’éducation peut nous apprendre à raisonner correctement et à tirer des conséquences de prémisses données. Mais là s’arrête son pouvoir. Ce n’est pas elle qui nous fournit les prémisses initiales, sensibles, actives et vivantes de nos syllogismes pratiques. Ces prémisses émanent du fond intime de notre individualité. Elles nous sont données par une intuition toute individuelle. Ajoutons que l’intuition est incommunicable.

Ce qui a été dit de la volonté peut se dire de l’intuition. — Velle non discitur, a-t-on dit. De même, intueri non discitur. De même,

  1. Voir Nietzsche, Généalogie de la morale, trad. franç., p. 261, et le commentaire de M. Fouillée. Nietzsche et l’immoralisme, p. 43.