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précise. Elle peut se confondre avec l’émotion, le besoin, l’habitude, l’instinct, le simple réflexe, et ce n’est point dans ce domaine obscur de l’activité vitale que nous en saisirons d’abord le caractère principal. Il faut chercher un cas typique, un phénomène privilégié où elle apparaisse dans sa plus grande pureté. Si notre hypothèse est exacte, ce fait décisif où dominerait l’attention doit être en même temps le plus éloigné des nécessités de la vie. Dans son principe, l’attention se confondrait donc avec le jeu. Voyons si les faits confirment cette vue.

Je trouve chez un excellent observateur des animaux, M. Groos[1], cette remarque très juste : « Quand nous avons affaire à des animaux adultes qui connaissent déjà les jeux, l’explication de Schiller et de Spencer — excès de force nerveuse — suffit peut-être. Il n’en est plus de même pour les jeux de jeunesse. » Ceux-ci se réalisent sans raison actuelle. Ils correspondent à un instinct qui ne s’exerce pas encore, et se rattachent à la nécessité de préparer pour plus tard une habileté nécessaire. « Ils sont des pré-exercices et des entraînements d’actes instinctifs importants. »

Il y a dans cette observation biologique un sens psychologique très clair : le jeu de l’animal, répétition d’un rôle encore ignoré, apprentissage anticipé d’une fonction qui n’aura que dans l’avenir son objet et son utilité, ne répond actuellement à aucun besoin de l’organisme ; il est dénué de tout caractère affectif. L’hypothèse de l’excès de la force nerveuse était vague : elle se précise ainsi. Après que les besoins vitaux ont été apaisés et que les instincts actuels ont réalisé leur fin, toute l’utilité présente de la vie est comme épuisée. L’organisme, ensemble de puissances pratiques et de mouvements adaptés, se trouve à vaquer un instant dans ses fonctions essentielles. Ainsi deviennent possibles des mouvements qui ne sont plus des réactions, mais des actions ou des suractions, des mouvements idéatifs, suscités, non plus par le besoin, mais par la perception, appropriés non plus à la relation de l’organisme et de l’objet, mais à l’objet tout seul.

Les animaux qui jouent le plus sont aussi les plus attentifs et les plus intelligents ; le domaine du jeu est coextensif, chez eux, à celui des représentations et leur aptitude à jouer est la mesure de leur curiosité. Dans les espèces supérieures, il arrive même que cette curiosité l’emporte sur les affections les plus vives ; on n’a pas oublié les célèbres singes de Darwin. « Brehm, écrit-il, communique une observation intéressante sur la peur instinctive que les serpents

  1. Les jeux des animaux, Paris, F. Alcan, 1902.