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abstraites, nous les déroulons en mots probables qui vont rejoindre et compléter ce que nous voyons et entendons. Le processus d’interprétation est donc en réalité un processus de reconstruction. Un premier contact avec l’image imprime à la pensée abstraite sa direction. Celle-ci se développe ensuite en images qui prennent contact à leur tour avec les images perçues, les suivent à la trace, s’efforcent de les recouvrir. Là où la superposition est parfaite, la perception est complètement interprétée.

Ce travail d’interprétation est trop facile ; quand nous entendons parler notre propre langue, pour que nous ayons le temps de le décomposer en ses diverses phases. Mais nous en avons la conscience nette quand nous conversons dans une langue étrangère que nous connaissons imparfaitement. Nous nous rendons bien compte alors que les sons distinctement entendus nous servent de points de repère, que nous nous plaçons d’emblée dans un ordre de représentations plus ou moins abstraites, suggéré par ce que notre oreille entend, et qu’une fois adopté ce ton intellectuel, nous allons, avec le sens conçu, rejoindre les sons entendus. Il faut, pour que l’interprétation soit exacte, que la jonction s’opère.

Concevrait-on, d’ailleurs, que l’interprétation fût possible si nous allions réellement des mots aux idées ? Les mots d’une phrase n’ont pas un sens absolu. Chacun d’eux emprunte une nuance de signification particulière à ce qui le précède et à ce qui le suit. Les mots d’une phrase ne sont pas non plus tous capables d’évoquer une image ou une idée indépendantes. Beaucoup d’entre eux expriment des relations, et ne les expriment que par leur place dans l’ensemble et par leur lien avec les autres mots de la phrase. Une intelligence qui partirait des mots successivement entendus pour aller à la recherche du sens serait continuellement embarrassée et, pour ainsi dire, errante. L’intellection ne peut être franche et sûre que si nous partons du sens supposé, reconstruit hypothétiquement, pour descendre de là aux fragments de mots réellement perçus, nous repérer sur eux sans cesse, et nous servir d’eux comme de simples jalons pour dessiner dans toutes ses sinuosités la courbe spéciale de la route que l’intelligence doit suivre.

Je ne puis aborder ici le problème de l’attention sensorielle. Mais je crois que l’attention volontaire, celle qui s’accompagne ou qui peut s’accompagner d’un sentiment d’effort, diffère précisément ici de l’attention machinale en ce qu’elle met en œuvre des éléments psychologiques qui ne sont pas tous situés sur un même plan de conscience. Dans l’attention que nous prêtons machinalement, il y a des mouvements et des attitudes favorables à la perception distincte