Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 52.djvu/639

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

agent de transmission du type spécifique, ethnique ou familial, d’autre loi que de se plier étroitement aux conditions sociales les plus propres à garantir la vie et la permanence du groupe : famille, cité, espèce ?

Sans doute le problème biologique de l’individualité est un problème troublant. M. Espinas a montré combien il est difficile de déterminer à quel moment précis l’individualité de l’enfant se dégage de celle de la mère pour former une unité indépendante. Si étroite que soit la fusion des deux existences, il vient pourtant un moment où la séparation s’opère. De ce premier fait : la solidarité génésique et organique qui lie l’enfant à ses parents et à ceux qui l’ont soigné pendant la période végétative de son existence, M. Espinas croit pouvoir déduire toutes les autres relations qui composeront la vie entière de l’individu. C’est simplifier les choses à l’excès. Il ne peut y avoir ici de règles aussi rigides que celles qui régissent les sociétés animales. Dans l’humanité mille combinaisons soit familiales, soit politiques, soit sociales sont possibles. Ces combinaisons et leurs incessantes variations sont en grande partie l’effet de l’initiative des individus, c’est-à-dire des aspirations, des désirs, des passions, des révoltes même qui traversent les âmes individuelles. Et ainsi devant chaque individu à son entrée dans la vie s’ouvre un domaine immense de relativités et de contingences où peut se mouvoir sa personnelle volonté de vie. Par exemple historiquement il y a eu des types d’organisation familiale (matriarcat, patriarcat, polyandrie, polygamie, monogamie, etc.) très variés ; de même les types les plus divers d’organisation politique et sociale ont existé et prospéré. Tous se sont formés et ont évolué sous l’action de causes où la solidarité génésique entrait peut-être pour une part, mais où entraient aussi pour une part importante d’autres facteurs.

Subordonner l’individu à une organisation sociale donnée au nom de la solidarité génésique, c’est oublier que dans toute organisation sociale l’artifice se mêle à la nature. Dans nos organisations sociales les mensonges conventionnels, les non-vérités comme dit Nietzsche se superposent au simple fait naturel de la génération humaine et dressent par-dessus la foule docile leur échafaudage fantastique et tyrannique. Ériger en dogme toute cette fantasmagorie sociale, la déclarer sacro-sainte à l’individu au nom du simple lien génésique qui rattache l’individu à l’espèce, c’est aller vite en besogne[1]. Pourquoi ne pas aboutir tout de suite à la déclaration du mariage comme « devoir sacré » ainsi que le faisait Hegel, et à la divinisation de la

  1. Congrès de Paris, Annales, p. 321 et sqq.