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mis en œuvre soi-disant pour faire triompher l’Idée ne fait qu’ajouter des insincérités nouvelles à celles qui existaient déjà.

De même, quel lien de symbolisme découvrira-t-on entre la loi morale idéale des Kantiens et les sociétés humaines ? Le caractère de cette loi serait le désintéressement absolu. L’État n’est qu’une organisation utilitaire que Schopenhauer a très bien définie : le chef-d’œuvre de l’égoïsme collectif. La cité n’est que la forme la plus parfaite du vouloir-vivre humain. Elle est ce vouloir-vivre condensé et porté à son maximum de concentration. Or le vouloir-vivre, qu’il s’exprime dans les actes de la vie individuelle ou dans ceux de la vie sociale, est étranger, sinon rebelle, à la moralité. Il est amoral. Dès lors, la cité, simple fabrique de bonheur humain, ne ressemble pas plus à la loi de désintéressement absolu que le soleil, fleur de nos jardins, ne ressemble au soleil qui brille dans les cieux. Critiquant la morale de Fichte, Schopenhauer dit fort justement : « À en juger par tout cet appareil moral, rien ne serait plus important que la société : en quoi ? c’est ce que personne ne peut découvrir. Tout ce qu’on voit, c’est que, si chez les abeilles réside un besoin de s’associer pour bâtir des cellules et une ruche, dans les hommes doit résider quelque prétendu besoin de s’associer pour jouer une immense comédie, étroitement morale, qui embrasse l’univers, où nous sommes les marionnettes et rien de plus. La seule différence, mais elle est grave, c’est que la ruche finit par venir à bien, tandis que la comédie morale de l’univers aboutit en réalité à une comédie fort immorale[1]. »

Dans ces philosophies sociales, l’abîme est infranchissable entre la théorie et la pratique. On ne voit pas par quel moyen on fera descendre dans la réalité le monisme social, éthique et politique des Platoniciens et des Kantiens. L’État est pour eux une unité formelle qui s’impose du dehors à une multiplicité sociale diverse et plus ou moins rebelle à l’unité. Or qui nous assure que l’unité aura finalement raison de la diversité ? Aucune société n’est une. Toute société se compose de sociétés diverses en conflit les unes avec les autres. Et loin de diminuer au cours de l’évolution, ces conflits, suivant la remarque de Simmel, ne font que s’accentuer et se diversifier.

Nous arrivons à cette conclusion que rien n’est moins démontré que le Dogmatisme social des métaphysiciens de la transcendance.

Passons à ce que nous avons appelé le Dogmatisme social de l’immanence. Les représentants de cette philosophie sociale procèdent plus ou moins directement de l’hégélianisme. — Pour Hegel, l’idée

  1. Schopenhauer, Le fondement de la Morale, Alcan, p. 87.