Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 52.djvu/631

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

invisibles : intérêts et passions de groupe, de classe, de clan, de corporation, etc. ; elles le plient à mille petits usages, mille petites idées reçues, admirations ou réprobations convenues qui ont pour but de faire de lui un bon animal de troupeau.

Ici la brutale franchise de l’Impératif légal est remplacée par une hypocrisie de groupe, par toute une discipline moutonnière, par toute une tactique d’asservissement concerté et d’espionnage mutuel qui a trouvé sa plus repoussante et plus formidable expression dans les Monita secreta d’une illustre compagnie, mais qui se crée par une sorte de génération spontanée et s’applique d’elle-même dans tout troupeau humain. Et à ce point de vue on peut dire que la morale des Monita secreta n’est qu’un miroir propre à grossir les traits de toute morale grégaire, telle qu’elle fonctionne dans une classe, un clan, un corps.

L’individu est souvent complice inconscient du complot tramé contre sa liberté. Il se fait de prime-abord illusion sur les bienfaits qu’il retire de son affiliation au groupe. Il lui semble que son vouloir-vivre individuel, que ses poussées vitales sont exaltées ; que sa personnelle volonté de puissance est extraordinairement intensifiée par le fait de fusionner avec l’égoïsme du groupe. Il ne s’aperçoit pas qu’en s’absorbant dans le vouloir-vivre collectif, il se nie en tant que moi. Il sera d’autant plus facilement dupe de cette illusion grégaire que son moi sera intellectuellement et moralement plus débile. C’est une très fine remarque de Schopenhauer que beaucoup d’hommes, en l’absence de mérites personnels qui leur permettent d’être fiers d’eux-mêmes, prennent le parti de s’enorgueillir du groupe dont ils font partie. « Cet orgueil à bon marché trahit chez celui qui en est atteint l’absence de qualités individuelles ; car sans cela il n’aurait pas recours à celles qu’il partage avec tant d’individus[1]. » Ainsi moins un individu a de valeur propre, plus aisément il s’absorbe dans le groupe. Chez un tel homme, les goûts, les idées, les passions personnelles ne sont plus bientôt que l’émanation des goûts, des idées, des passions, des mots d’ordre régnant dans le groupe. Ici le vouloir-vivre collectif plane au-dessus des volontés individuelles de la même manière que le génie de l’espèce plane au-dessus des individus. Et ce vouloir-vivre collectif n’est pas seulement une addition des volontés individuelles ; il a ses lois propres, ses fins spéciales. Pour assurer son triomphe, les volontés individuelles s’annihilent elles-mêmes avec la même naïve inconscience que le bon jeune homme décrit dans les Monita secreta,

  1. Schopenhauer, Aphorismes sur la sagesse dans la vie, Alcan, p. 75.