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de soi-même on trouve naturel et raisonnable de vouloir. Ainsi il est naturel de vouloir ce qu’une autre personne nous commande, quand elle est en droit de nous commander et que ce qu’elle nous commande est juste, et il y a entêtement à ne vouloir jamais céder, jamais obéir. Il est vrai que l’entêtement, dans ce cas, ayant vaguement conscience de son absurdité, se cherche des excuses et se trouve des raisons. Il devient sophistique, il s’érige en système, en principe de conduite. Le têtu donne et prend le change sur ses sentiments ; il les magnifie ; il décore son obstination du beau nom de fermeté, de constance ; il appelle fierté son humeur farouche. Il se persuade qu’il agit par dignité, et il obéit en effet plus ou moins à ce sentiment, à partir du moment où il se l’attribue. Mais il faut distinguer l’entêtement voulu, qui se croit raisonnable, et l’entêtement brut ou spontané, qui est et qui a vaguement conscience d’être aveugle et stupide.

Renan, en sa qualité de Breton, tient à passer pour têtu. Il s’attribue un entêtement systématique, fait d’orgueil et de point d’honneur, qu’il présente sous les traits les plus nobles. « Pour moi, dit-il, je me suis entêté à ne pas obéir ; oui, j’ai été docile, soumis, mais à un principe spirituel, jamais à une force matérielle, procédant par la crainte du châtiment. Ma mère ne me commanda jamais rien. Entre moi et mes maîtres ecclésiastiques, tout fut libre et spontané. Qui a connu ce rationale obsequium n’en peut souffrir d’autre. Un ordre est une humiliation ; qui a obéi est un capitis minor, souillé dans le germe même de la vie noble… Je n’aurais pu être soldat ; j’aurais déserté ou je me serais suicidé. » Ne cherchons pas si Renan ici se calomnie ou se vante, ne discutons pas ses principes ni l’application qu’il en tire. Nous trouverions aisément, exprimée en un langage aussi fier, avec autant de conviction, de sincérité et de bonne foi, la théorie inverse de l’obéissance absolue. Au point de vue psychologique, d’ailleurs, le parti pris de n’obéir jamais et celui d’obéir toujours se valent ; ils traduisent, de façons différentes, le même état d’esprit. C’est cet état que le mot entêtement désigne.

L’entêtement a pour point de départ un principe arbitrairement ou du moins légèrement admis, élevé à l’absolu, érigé en maxime ou règle de conduite irrévocable. Il est un engagement d’honneur qu’on prend vis-à-vis de soi-même, un serment de fidélité qu’on jure à ses propres idées, le serment de les suivre jusqu’au bout, en tant que siennes, non en tant que justes et fondées. En effet, s’interdire de revenir sur des idées une fois admises, est-ce que cela n’équivaut pas à avouer implicitement qu’on craint pour elles l’examen, et que, pour s’en porter garant, on n’en est pas plus sûr ? On peut fort bien,