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nieuse et profonde hypothèse développée par M. Bergson dans son livre : les Données immédiates de la Conscience. On sait comment ce philosophe oppose au moi social, moi superficiel et illusoire, un moi intime et profond dont le premier n’est que l’infidèle symbole. La philosophie n’a d’autre but, d’après M. Bergson, que de retrouver ce moi vrai sous les symboles qui les recouvrent, pour le saisir « dans sa fuyante originalité[1] ». — La vie sociale répondrait à une illusion, l’inévitable illusion par laquelle la conscience humaine a déroulé le temps dans l’espace et placé la succession au sein même de la simultanéité. « Quand je mange d’un mets réputé exquis, le nom qu’il porte, gros de l’approbation qu’on lui donne, s’interpose entre ma sensation et ma conscience ; je pourrai croire que la saveur me plaît alors qu’un léger effort d’attention me prouverait le contraire. Bref, le mot aux contours bien arrêtés, le mot brutal qui emmagasine ce qu’il y a de stable, de commun et par conséquent d’impersonnel dans les impressions de l’humanité, écrase ou tout au moins recouvre les impressions délicates et fugitives de notre conscience individuelle. Nous croyons avoir analysé notre sentiment ; nous lui avons substitué en réalité une juxtaposition d’états inertes, traduisibles en mots et qui constituent l’élément commun, le résidu impersonnel des impressions ressenties dans un cas donné par la société entière… Que si maintenant quelque romancier déchirant la toile habilement tissée de notre moi conventionnel, nous montre sous cette logique apparente une absurdité fondamentale, sous cette juxtaposition d’états simples une pénétration infinie de mille impressions diverses qui ont déjà cessé d’être du moment si on les nomme, nous le louons de nous avoir mieux connus que nous ne nous connaissions nous-mêmes… Il n’en est rien cependant et par cela même qu’il déroule notre sentiment dans un temps homogène et en exprime les éléments par des mots, il ne nous en présente qu’une ombre à son tour ; seulement il a disposé cette ombre de manière à nous faire soupçonner la nature extraordinaire et illogique de l’objet qui la projette ; il nous a invités à la réflexion en mettant dans l’expression extérieure quelque chose de cette contradiction, de cette pénétration mutuelle qui constitue l’essence même des éléments exprimés. Encouragés par lui, nous avons écarté pour un instant le voile que nous interposions entre notre conscience et nous ; il nous a remis en présence de nous-mêmes[2] ».

Nous n’avons pas à discuter ici dans son ensemble l’hypothèse de

  1. Bergson. Matière et mémoire (Avant-propos.)
  2. Bergson. Les Données immédiates de la conscience, p. 100.