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3o Cessons de considérer un groupe dans ses relations avec les groupes rivaux ou antagonistes. — Pris en lui-même, ce groupe subit une évolution au cours de laquelle des conflits se produisent nécessairement entre le passé et le présent. De là ces duels logiques dont parle M. Tarde et dont la succession constitue l’histoire d’une société. Une croyance, une discipline sociale conserve, quoique surannée, des défenseurs. Il y a dans une société des classes entières d’hommes qui se vouent à la défense des vérités d’hier devenues, suivant le mot d’Ibsen, des mensonges d’aujourd’hui. Ajoutons que dans ces duels logiques, aucune des deux parties en présence ne peut revendiquer le monopole du mensonge organisé. Il peut se faire que les novateurs substituent simplement de nouveaux mensonges aux mensonges anciens. Les sectes révolutionnaires ne sont pas plus sincères, par définition, que les sectes conservatrices. Il y a pourtant plus de chances de trouver parmi elles des esprits sincères, que parmi les défenseurs de croyances qui ont fait leur temps et dont l’expérience a dévoilé l’insuffisance.

Une question qui se pose maintenant est celle de savoir comment l’individu en vient à reconnaître le caractère mensonger des illusions que le groupe organise autour de lui. On peut répondre que l’individu prend conscience de ce qu’est le monde social, de la même manière qu’il arrive à se rendre compte de la véritable nature du monde extérieur. C’est en présence des erreurs et des contradictions des sens que le moi renonce au dogmatisme naïf qui lui faisait admettre tout d’abord l’objectivité de ses perceptions. Désormais il fera un tri parmi ces dernières ; il déclarera vraies et réelles celles-là seules qui ne se contrediront pas entre elles. Il rejettera les autres comme irréelles et hallucinatoires. De même ce sont les contradictions qui se manifestent au sein de l’organisation sociale qui font sortir l’individu du dogmatisme social qui est sa primitive attitude. Ces contradictions le déconcertent et font naître en lui le doute libérateur. Les institutions et les disciplines sociales, au lieu de lui apparaître comme des édifices aux murailles solides et inébranlables contre lesquelles vient se heurter l’insensé assez audacieux pour les nier, ne sont plus pour lui que des ombres molles et opaques qui, comme dans les ténèbres de la nuit, reculent devant celui qui s’avance vers elles.

Mais quelle est dans l’individu la faculté libératrice ? Comment l’individu qui n’est après tout qu’un tissu d’influences sociales interférentes, en vient-il à poser son existence indépendante comme juge et mesure de l’être et du non-être social ? Il semble qu’on pourrait peut-être recourir pour résoudre cette question, à l’ingé-