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parmi ceux qu’elle permet de juger réalisables à des degrés égaux ou même différents, de quel droit nous interdirait-elle de ressentir les uns et nous enjoindrait-elle d’éprouver les autres ? Elle n’a de pouvoir absolu que sur notre intellect ; encore ne lui impose-t-elle ses enseignements qu’en s’appuyant sur des évidences immédiates, sur des données de la sensation, qu’elle n’a pas créées et qu’elle postule. À plus forte raison, quand elle s’adresse à la volonté, dont elle n’est que le conseil privé pour ainsi dire, ne peut-elle lui commander ou lui recommander telles ou telles pratiques qu’en se fondant sur certains désirs, majeures nécessaires du syllogisme moral dont elle n’est que la mineure et la conclusion. Si elle a affaire à un ambitieux, pourquoi lui prescrirait-elle l’amour ? Si elle a affaire à un amoureux, pourquoi lui prescrirait-elle l’ambition ? Pourquoi ordonnerait-elle même au savant sa soif passionnée de vérité plutôt que la soif de l’or ou des honneurs ? Nous naissons, individus ou peuples, avec une force de projection particulière comme les astres, avec une impulsion propre qui nous vient du cœur, du fond sous-scientifique, sous-intellectuel de notre âme ; c’est là un fait comme un autre pour la science qui n’a qu’à le constater ; c’est là le postulat nécessaire de tous les conseils, toujours conditionnels, qu’elle peut nous adresser. Et quand il s’agira de modifier soit l’intensité, soit la direction de cette énergie intérieure, ce n’est pas un théorème ni une loi physique ou physiologique, ni même sociologique, qui aura ce pouvoir, mais bien la rencontre individuelle ou nationale, dans quelque rue de la vie ou de l’histoire, d’un nouvel objet d’amour ou de haine, d’adoration ou d’exécration qui, du fond remué de notre cœur encore, suscitera de nouveaux élans.

C’est en demandant à la science au delà de ce qu’elle peut donner, c’est en lui prêtant des droits qui outrepassent sa portée, déjà bien assez vaste, qu’on a donné lieu de croire à sa prétendue faillite. La science n’a jamais failli à ses promesses véritables, mais il a circulé sous son nom une foule de faux billets revêtus de sa fausse signature et qu’elle est dans l’impossibilité d’acquitter. Il est inutile d’en augmenter le nombre.

G. Tarde.