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l’un d’eux s’est avisé de rechercher les antécédents héréditaires et le mode d’éducation de 100 criminels pris au hasard, il y a rencontré beaucoup plus de débauche et de paresse, d’alcoolisme et de folie, d’ignorance même, que parmi les ascendants et les éducateurs de 100 honnêtes gens appartenant aux mêmes races et aux mêmes classes ; mais plus de génie ? Non pas, que je sache. D’autre part, M. de Candolle a longuement, patiemment, ingénieusement recherché dans quelles conditions de milieu familial et social l’apparition du génie, du génie scientifique surtout, était favorisée ; et il a trouvé que, parmi ces influences favorables, devait être comptée en premier lieu celle d’un foyer domestique essentiellement moral, pur de tout délit et de tout vice, attaché héréditairement à l’honnêteté traditionnelle. En somme, c’est le minimum ou plutôt le zéro de criminalité qui lui a paru lié au maximum de génialité scientifique. Il résulte de là qu’il n’y a pas le moindre rapport entre les causes du crime et les causes du génie ; et elles auraient beau être juxtaposées pendant des siècles, elles n’en resteraient pas moins étrangères et hostiles les unes aux autres. Ce lien qu’on voudrait établir entre elles, remarquons-le, apparaît plus insoutenable à mesure que, par les progrès de la récidive, la criminalité européenne de nos jours devient plus professionnelle — profession qui, assurément, n’a rien d’utile aux autres, — et se localise davantage dans des milieux putrides, antisociaux, impropres à toute œuvre saine.

Et, de fait, raisonnons un peu. En quoi, je vous prie, la sécurité plus grande procurée aux existences et aux propriétés par la suppression complète des meurtriers et des voleurs, serait-elle de nature à entraver le travail génial des inventeurs ? En quoi l’élimination de tout esprit de chantage, de spéculation véreuse, dans le journalisme et dans la finance, ferait-elle obstacle à l’indépendance, à la puissance, à la libre diversité de la Presse, à la naissance et au succès des entreprises industrielles viables et fécondes ? Certes, dans cette hypothèse, nous n’aurions pas vu se constituer, avec le succès qu’on sait, la société pour le percement de l’isthme de Panama ; mais, en revanche, sans le Panamisme et sa catastrophe, combien de sociétés utiles et prospères se seraient fondées qui n’osent naître après le discrédit jeté sur toutes les affaires bonnes ou mauvaises ! Outre le mal direct, en effet, que produit le crime, il faut lui imputer, non pas seulement ce mal indirect et visible des prisons à construire et à entretenir, de la justice criminelle à faire fonctionner, mais encore, et surtout, bien d’autres maux indirects et qu’on ne voit pas : le mal de l’insécurité publique, d’abord, le mal de la méfiance