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ou tel chapitre de Leibnitz ou de Descartes » (p. 137). Il ne faut négliger aucune occasion de remporter sur nous-mêmes de petites victoires. « La devanture de ce libraire vous attire à l’heure où vous allez rentrer ; passez de l’autre côté de la rue et marchez rapidement » (p. 138).

Non seulement nous devenons maîtres d’obéir à nos décisions par le seul fait que nous y obéissons plus souvent, mais en agissant nous proclamons en quelque sorte notre volonté, nous nous lions les mains et nous interdisons d’agir autrement que nous n’avons agi, à peine de nous mettre en contradiction avec nous-mêmes, aussi n’agirons-nous jamais trop nettement, trop publiquement, trop fortement. Il faut nous enlever tout moyen de revenir à un genre de vie que nous n’approuvons pas, et pour cela « il faut d’emblée nous jeter dans la bonne voie ». Peut-être y aurait-il sur cette conception des réserves à faire : si M. P… appliquait seulement les règles qu’il édicte aux hommes dont la fonction est d’agir, on ne pourrait que le louer de les avoir si clairement formulées, et on aurait peine, semble-t-il, à n’être point d’accord avec lui, mais remarquons que les hommes dont il parle ont pour métier de penser et que la première condition pour que la pensée soit féconde, c’est qu’elle soit libre, absolument. Sans doute, il est fâcheux d’être l’esclave d’autrui, de ses préjugés et de ses médiocres préférences, mais il ne faut pas se faire l’esclave de soi-même et de ses propres résolutions, il ne faut pas s’obliger à ne penser que ce que l’on s’est d’avance résolu à penser. M. P… a raison de souhaiter une éducation forte, qui fasse des hommes qui sachent vouloir, se tenir aux résolutions qu’ils auront prises et les aimer, mais il faut prendre garde de créer ainsi des fanatiques à l’esprit étroit, qui se rendraient, par crainte d’être détournés de la voie où ils veulent marcher, impuissants à comprendre et à expliquer ce qu’ils n’approuvent point.

M. P… est l’adversaire, et en cela il nous paraît avoir grand’raison, de ces emplois du temps, soigneusement rédigés, où l’usage des heures est fixé d’avance : on y est nécessairement infidèle et il est mauvais de s’accoutumer ainsi à ne point faire ce qu’on a décidé. La seule règle, c’est de faire ce que l’on fait, de ne pas gaspiller son temps à se traîner d’un livre à l’autre, à rôder devant sa bibliothèque en parcourant du regard les titres des volumes. « Que l’on travaille ou que l’on se repose, il faut le faire franchement, et ne pas se donner à soi-même l’illusion d’une journée de labeur, lorsqu’on a passé son temps à flâner et à rêver. Il ne faut pas, lorsque nous avons plusieurs besognes en train, passer sans cesse de l’une à l’autre, mais choisir celle qui nous semble la plus nécessaire à terminer et nous tenir à notre choix. Rien n’énerve et n’affaiblit la volonté comme cet éparpillement de l’attention, cette continuelle promenade de l’esprit à travers toutes choses. Ce qui donne la force et la joie, c’est d’aboutir, de terminer : c’est le secret de la fécondité intellectuelle et de la bonne tenue morale. Et cette bonne tenue de la volonté, c’est pour tous ceux qui ont reçu une haute culture intellectuelle un devoir strict de la conquérir.