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contre les jugements présentés comme nécessaires. M. Milhaud illustre sa discussion par des exemples empruntés aux mathématiques, exemples que sa compétence spéciale rendra certainement précieux pour les philosophes qui voudront bien les étudier, Mais je ne m’arrête pas à ces développements, car il est suffisamment connu que la thèse elle-même est en parfait accord avec la doctrine kantienne. Je reviens donc aux conséquences philosophiques de la géométrie non-euclidienne[1].

La position que M. Milhaud prend sur ce point est la suivante : il est inexact de regarder la constitution de cette géométrie comme ayant prouvé l’impossibilité de démontrer le postulatum d’Euclide ; cette impossibilité résulte directement de ce qu’un jugement synthétique absolument a priori ne peut être contredit logiquement (il est en effet facile de reconnaitre que le postulatum des parallèles est absolument a priori) ; enfin la vérité de ce postulatum est suffisamment garantie par l’intuition géométrique, à laquelle il faut se tenir, avec Kant.

Il y a là, ce me semble, sinon une pétition de principes, au moins une ignoratio elenchi. Car qu’est-ce qui est en question, sinon la validité même de l’intuition ? Si cette faculté nous permet de formuler des jugements a priori, jusqu’à quel point nous garantit-elle leur vérité objective ? Si elle ne trouve pas de critérium en dehors d’elle-même, est-elle toujours infaillible ? Est-elle toujours absolument la même d’un individu à l’autre ? Avant de composer la critique de la raison pure, Kant n’aurait-il pas utilement travaillé à une critique de l’intuition ?

J’accorde à M. Milhaud que les constructions analytiques de Riemann n’ont rien à faire avec l’intuition ; mais ce qu’il y a au contraire de particulièrement remarquable dans les travaux de Lobatchefski et de Bolyai, c’est qu’ils ont construit, en employant l’intuition géométrique, un système différent de celui d’Euclide ; c’est aussi précisément l’emploi de l’intuition qui rend singulièrement intéressante, à mon sens, la tentative plus récente de géométrie générale, due à M. Calinon.

Évidemment l’intuition de Lobatchefski ou celle de M. Calinon n’est pas la même que celle d’Euclide ou de M. Milhaud. Les uns voient intuitivement ce que les autres ne voient pas, et réciproquement ; mais les uns ont-ils pour cela le droit de déclarer que l’intuition des autres est faussée ? Je le répète, où est le critérium ?

Pour bien faire comprendre ma pensée, je vais prendre un autre jugement synthétique absolument a priori que le postulatum des parallèles, et je vais le prendre en dehors de la géométrie. « Le vide est impossible dans la nature », voilà une proposition soutenue par Aristote et

  1. M. Milhaud a consacré deux chapitres très intéressants, mais sur lesquels je ne puis m’étendre aujourd’hui, à prouver : 1° que les théorèmes de la mécanique ne peuvent en rien être invoqués pour nier la liberté ; 2° que la solution des antinomies cosmologiques de Kant, telle que l’a présentée M. Renouvier, est illusoire, en tant qu’elle repose sur la négation de l’infini actuel. Cette dernière discussion est particulièrement neuve et bien conduite.