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déterminable. D’ordinaire, il est vrai, on admet que l’évolution se poursuivra dans le même sens que par le passé, mais c’est en vertu d’un simple postulat. Rien ne nous assure que les faits réalisés expriment assez complètement la nature de cette tendance pour qu’on puisse préjuger le terme final auquel elle aspire d’après les termes provisoires par lesquels elle a successivement passé. Pourquoi même la direction qu’elle suit et qu’elle imprime serait-elle rectiligne ?

Voilà pourquoi, en fait, le nombre des relations causales, établies par les sociologues, se trouve être si restreint. À quelques exceptions près, dont Montesquieu est le plus illustre exemple, l’ancienne philosophie de l’histoire s’est uniquement attachée à découvrir le sens général dans lequel s’oriente l’humanité, sans chercher à relier les phases de cette évolution à aucune condition concomitante. Quelque grands services que Comte ait rendus à la philosophie sociale, les termes dans lesquels il pose le problème sociologique ne diffèrent pas des précédents. Aussi, sa fameuse loi des trois états n’a-t-elle rien d’un rapport de causalité ; fût-elle exacte, elle n’est et ne peut être qu’empirique. C’est un coup d’œil sommaire sur l’histoire écoulée du genre humain. C’est tout à fait arbitrairement que Comte considère le troisième état comme l’état définitif de l’humanité. Qui nous dit qu’il n’en surgira pas un autre dans l’avenir ? Enfin la loi qui domine la sociologie de M. Spencer ne paraît pas être d’une autre nature. Fût-il vrai que nous tendons actuellement à chercher notre bonheur dans une civilisation industrielle, rien n’assure que, dans la suite, nous ne le chercherons pas ailleurs. Or, ce qui fait la généralité et la persistance de cette méthode, c’est qu’on a vu le plus souvent dans le milieu social un moyen par lequel le progrès se réalise, non la cause qui le détermine.

D’un autre côté, c’est également par rapport à ce même milieu que se doit mesurer la valeur utile ou, comme nous avons dit, la fonction des phénomènes sociaux. Parmi les changements dont il est la cause, ceux-là servent qui sont en rapport avec l’état où il se trouve, puisqu’il est la condition essentielle de l’existence collective. À ce point de vue encore, la conception que nous -venons d’exposer est, croyons-nous, fondamentale ; car, seule, elle permet d’expliquer comment le caractère utile des phénomènes sociaux peut varier sans pourtant dépendre d’arrangements arbitraires. Si, en effet, on se représente l’évolution historique comme mue par une sorte de vis a tergo qui pousse les hommes en avant, comme une tendance motrice ne peut avoir qu’un but et qu’un seul, il ne peut y avoir qu’un point de repère par rapport auquel on calcule l’utilité ou la nocivité des phénomènes sociaux. Il en résulte qu’il n’existe et ne