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C’est ainsi, notamment, qu’on explique que le développement des lettres et des arts ait été si rapide et si intense à Athènes, si lent et si médiocre à Rome. Mais cette interprétation des faits, pour être classique, n’a jamais été méthodiquement démontrée ; elle semble bien tirer à peu près toute son autorité de la seule tradition. On n’a même pas essayé si une explication sociologique des mêmes phénomènes n’était pas possible et nous sommes convaincu qu’elle pourrait être tentée avec succès. En somme, quand on rapporte avec cette rapidité à des facultés esthétiques congénitales le caractère artistique de la civilisation athénienne, on procède à peu près comme faisait le moyen âge quand il expliquait le feu par le phlogistique et les effets de l’opium par sa vertu dormitive.

Enfin, si vraiment l’évolution sociale avait son origine dans la constitution psychologique de l’homme, on ne voit pas comment elle aurait pu se produire. Car, alors, il faudrait admettre qu’elle a pour moteur quelque ressort intérieur à la nature humaine. Mais quel pourrait être ce ressort ? Serait-ce cette sorte d’instinct dont parle Comte et qui pousse l’homme à réaliser de plus en plus sa nature ? Mais c’est répondre à la question par la question et expliquer le progrès par une tendance innée au progrès, véritable entité métaphysique dont rien ne démontre l’existence. Car les espèces animales, même les plus élevées, ne sont aucunement travaillées par le besoin de progresser et, même parmi les sociétés humaines, il en est beaucoup qui se plaisent à rester indéfiniment stationnaires. Serait-ce, comme semble le croire M. Spencer, le besoin d’un plus grand bonheur que les formes de plus en plus complexes de la civilisation seraient destinées à réaliser de plus en plus complètement ? Il faudrait alors établir que le bonheur croît avec la civilisation et nous avons exposé ailleurs toutes les difficultés que soulève cette hypothèse[1]. Mais il y a plus ; alors même que l’un ou l’autre de ces deux postulats devrait être admis, le développement historique ne serait pas, pour cela, rendu intelligible ; car l’explication qui en résulterait serait purement finaliste et nous avons montré plus haut que les faits sociaux, comme tous les phénomènes naturels, ne sont pas expliqués par cela seul qu’on a fait voir qu’ils servent à quelque fin. Quand on a bien prouvé que les organisations sociales de plus en plus savantes qui se sont succédé au cours de l’histoire ont eu pour effet de satisfaire toujours davantage tel ou tel de nos penchants fondamentaux, on n’a pas fait comprendre pour autant comment elles se sont produites. Le fait qu’elles étaient utiles ne nous apprend

  1. Division du travail social, l. II, ch. I.