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mier tome de ses Principes de sociologie à l’étude de l’homme primitif physique, émotionnel et intellectuel. « La science de la sociologie, dit-il, part des unités sociales, soumises aux conditions que nous avons vues, constituées physiquement, émotionnellement et intellectuellement, et en possession de certaines idées acquises de bonne heure et des sentiments correspondants[1]. » Et c’est dans deux de ces sentiments, la crainte des vivants et la crainte des morts, qu’il trouve l’origine du gouvernement politique et du gouvernement religieux[2]. Il admet, il est vrai, que, une fois formée, la société réagit sur les individus[3]. Mais il ne s’ensuit pas que la société ait le pouvoir d’engendrer directement le moindre fait social ; elle n’a d’efficacité causale à ce point de vue que par l’intermédiaire des changements qu’elle détermine chez l’individu. C’est donc toujours de la nature humaine, soit primitive, soit dérivée, que tout découle. D’ailleurs, cette action que le corps social exerce sur ses membres ne peut rien avoir de spécifique puisque les fins politiques ne sont rien en elles-mêmes, mais une simple expression résumée des fins individuelles[4]. Elle ne peut donc être qu’une sorte de retour de l’activité privée sur elle-même. Surtout on ne voit pas en quoi elle peut consister dans les sociétés industrielles qui ont précisément pour objet de rendre l’individu à lui-même et à ses impulsions naturelles, en le débarrassant de toute contrainte sociale.

Ce principe n’est pas seulement à la base de ces grandes doctrines de sociologie générale ; il inspire également un très grand nombre de théories particulières. C’est ainsi qu’on explique couramment l’organisation domestique par les sentiments que les parents ont pour leurs enfants et les seconds pour les premiers ; l’institution du mariage, par les avantages qu’il présente pour les époux et leur descendance ; la peine, par la colère que détermine chez l’individu toute lésion grave de ses intérêts. Toute la vie économique, telle que la conçoivent et l’expliquent les économistes, surtout de l’école orthodoxe, est, en définitive, suspendue à ce facteur purement individuel, le désir de la richesse. S’agit-il de la morale ? On fait des devoirs de l’individu envers lui-même la base de l’éthique. De la religion ? On y voit un produit des impressions que les grandes forces de la nature

  1. Op. cit., I, 583.
  2. Ibid., 582
  3. Ibid., 18.
  4. « La société existe pour le profit de ses membres, les membres n’existent pas pour le profit de la société… ; les droits du corps politique ne sont rien en eux-mêmes, ils ne deviennent quelque chose qu’à condition d’incarner les droits des individus qui le composent. » (Op. cit., II, 20).