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accrues par suite de l’indétermination progressive de la conscience commune et des influences héréditaires[1]. Même il fallait que la division du travail eût déjà commencé d’exister pour que l’utilité en fût aperçue et que le besoin s’en fit sentir ; et le seul développement de la personnalité individuelle, en impliquant une plus grande diversité de goûts et d’aptitudes, devait nécessairement produire ce premier résultat. Mais de plus, ce n’est pas de soi-même et sans cause que l’instinct de conservation est venu féconder ce premier germe de spécialisation. S’il s’est orienté et nous a orientés dans cette voie nouvelle, c’est, d’abord, que la voie qu’il suivait et nous faisait suivre antérieurement s’est trouvée comme barrée, parce que l’intensité plus grande de la lutte, due à la condensation plus grande des sociétés, a permis de moins en moins aux individus de se maintenir s’ils continuaient à se consacrer à des tâches générales. Il a été ainsi nécessité à changer de direction. D’autre part, s’il s’est tourné et a tourné de préférence notre activité dans le sens d’une division du travail toujours plus développée, c’est que c’était aussi le sens de la moindre résistance. Les autres solutions possibles étaient l’émigration, le suicide, le crime. Or, dans la moyenne des cas, les liens qui nous attachent à notre pays, à la vie, la sympathie que nous avons pour nos semblables sont des sentiments plus forts et plus résistants que les habitudes qui peuvent nous détourner d’une spécialisation plus étroite. C’est donc ces dernières qui devaient inévitablement céder à chaque poussée qui s’est produite. Ainsi on ne revient pas, même partiellement, au finalisme parce qu’on ne se refuse pas à faire une place aux besoins humains dans les explications sociologiques. Car ils ne peuvent avoir d’influence sur l’évolution sociale qu’à condition d’évoluer eux-mêmes, et les changements par lesquels ils passent ne peuvent être expliqués que par des causes qui n’ont rien de final.

Mais ce qui est plus convaincant encore que les considérations qui précèdent, c’est la pratique même des faits sociaux. Là où règne le finalisme, règne aussi une plus ou moins large contingence ; car il n’est pas de fins, et moins encore de moyens, qui s’imposent nécessairement à tous les hommes, même quand on les suppose placés dans les mêmes circonstances. Étant donné un même milieu, chaque individu, suivant son humeur, s’y adapte à sa manière qu’il préfère à toute autre. L’un cherchera à le changer pour le mettre en harmonie avec ses besoins ; l’autre aimera mieux se changer soi-même et modérer ses désirs, et, pour arriver à un même but, que

  1. V. Division du travail, l. II, ch. iii et iv.