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et il les aimait ». On les avait invitées à son baptême ; chacune, tour à tour, avec une faveur nouvelle s’était penchée sur son berceau ; aucune par malheur n’eut l’idée de lui donner l’accord de tant de dons. Des fées on en oublie toujours une, celle qui gâte l’œuvre des autres ; la vieille marmotta « tu ne sortiras pas de toi-même. » Sortir de soi, se dégager de ses sentiments personnels, se soumettre à la vérité objective, indifférente, ce fut son rêve. En voulant sortir de lui-même, il s’y renferme. Il reproche aux métaphysiciens leur science abstraite, détachée des faits, sans contrôle, et par son vague idéalisme il supprime le contrôle qu’ils laissent, la dialectique ; il admet sans discussion les principes qu’il impose aux faits alors qu’il croit les en dériver. Certes le fait s’impose, mais il faut l’accepter et se taire. Dès qu’on prétend l’interpréter, en faire le signe de l’idée, de deux choses l’une, ou l’idée est objet de science, intelligible à tous, ou elle n’est que la fantaisie subjective, le timbre de cet instrument sans analogue qu’est l’âme individuelle. Renan sera ainsi, je le crains, ramené du monde à lui-même l’idée, ce sera de plus en plus lui-même, la philosophie ce qu’il pense.

La dualité de sa nature et l’indécision de son jugement sont dans le principe même qui doit lui donner la vérité objective : l’idée se réalise par le fait, le fait est l’expression de l’idée. Si le philosophe considère surtout l’idée, son développement, la loi de son progrès, il jugera le fait par son rapport à elle, il pourra condamner ce qui est, s’attrister, s’indigner ; s’il s’intéresse surtout à la diversités des faits, à ce langage varié, obscur, au lieu de subordonner le fait à l’idéal, il se passionnera pour le spectacle sans souci d’en tirer la moralité. Dans cette formule indéterminée deux philosophies sont impliquées, deux conceptions du monde : sans se démentir catégoriquement, en parlant à peu près le même langage, Renan pourra passer insensiblement de l’une à l’autre. Ces deux conceptions opposées de l’univers sont contenues dans la vague formule qui est le principe général de sa philosophie, comme l’expression de sa nature même. Le critique volontiers tient pour le fait, l’homme d’imagination morale et religieuse pour l’idée. Les incidents de son existence individuelle, les caprices de sa sensibilité décideront de sa conception des choses; avec un égoïsme d’enfant, il entraînera le monde dans les métamorphoses de sa nature mobile et capricieuse ; il ne pourra faire un pas sans déplacer l’axe du monde : il ne sortira pas de lui-même.

Gabriel Séailles.