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d’une religiosité qui se contente de peu, mais répugne aux conclusions d’une science négative et arrogante.

Malgré tout, il m’est bien difficile de reconnaître dans cet éclectisme ingénieux l’effort d’un esprit vraiment original : le génie a dans ses démarches plus d’imprévu, ses créations spontanées n’ont pas le caractère des combinaisons artificielles. Il est aisé de démêler les éléments qui entrent dans cette conception de la science et de la philosophie et de rendre à chacun ce qui lui est dû. Le souvenir d’une pieuse enfance, le charme longtemps senti du catholicisme, de ses cérémonies et de ses.pompes, le besoin de garder au moins le parfum de ces fleurs de l’âme donnait à Renan la vive impression de ce qu’il y a d’incomplet dans tout système qui sacrifie l’esprit. D’autre part le progrès des sciences positives, l’intelligence de leurs méthodes, le désir d’être de son temps, d’agir sur lui, l’inclinait au positivisme. Comment concilier le sentiment religieux et la négation de toute religion positive ? la suprématie de l’idée et son identité avec le fait ? Comment être avec A. Comte et contre lui ? L’Allemagne lui donnait les éléments de la solution de ce problème délicat. Kant reconnaît dans les formes de l’esprit les principes constitutifs de toute science, les catégories qui rendent la pensée du monde possible et réelle ; vides par elles-mêmes, ces formes attendent une matière, les phénomènes ; leur rôle est seulement, en les coordonnant, de créer tout à la fois l’unité de la pensée et de son objet, la conscience et la science : supérieur en un sens aux faits, l’esprit n’a d’autres fonctions que de les connaître. Laissons à Kant sa subtile analyse des conditions de l’expérience, toute sa scolastique, empruntons-lui la notion des catégories, d’un apport de la pensée. — Mais, loin d’identifier le relatif et l’absolu, la Critique de la raison pure les sépare par un abîme infranchissable ; nous déformons la réalité en la connaissant ; loin de nous révéler l’Être, le phénomène est le voile de la statue d’Isis, l’homme ne l’arracherait qu’en arrachant son propre esprit. Prenons la critique sans ses conséquences. Hegel donne à Renan ce que Kant lui refuse : il identifie les catégories de la pensée avec les lois primordiales des choses. Laissons-lui sa dialectique subtile, prenons-lui le réalisme de l’Idée. Il n’y a dès lors qu’un monde et qu’une science : la philosophie, c’est l’intelligence ajoutée à la science, le discernement dans la continuité des faits du progrès de l’idée ; la sympathie de l’esprit conscient de lui-même avec l’esprit obscur dont il est la manifestation la plus haute.

Kant, moins la Critique de la raison pure, Hegel, moins la Logique, A. Comte plus ce quelque chose, ce n’est pas assez peut-être de ce parfum de philosophie pour renouveler la pensée moderne. Je men-