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difficulté pratique est de savoir ce qui reste précisément de coordonné. On sait, en effet, qu’un délire limité peut indiquer un désordre étendu de l’esprit, ce désordre peut ne se manifester que par des phénomènes imperceptibles. Je n’ai pas à m’engager dans cette question qui n’est pas de ma compétence. La théorie d’ailleurs ne paraît nullement en dépendre, elle s’applique sans difficulté quand le cas est bien connu. Il arrive, par exemple, que, à la première période de la paralysie générale, le malade change de caractère, de mœurs, il devient d’économe dissipateur, de réservé libertin, de timide entreprenant, il acquiert ainsi soit des défauts, soit des qualités[1] étrangers à sa première nature. Ici le diagnostic est possible, certains signes physiques qui ne trompent pas annoncent la nature de la maladie et permettent de prévoir sa marche, la personnalité va se dissoudre peu à peu. Le mal est général et presque toujours incurable, on ne saurait donc rendre l’ancien moi responsable des nouveaux phénomènes qui se produisent et qui sont en désaccord avec toutes les anciennes tendances, sans présenter eux-mêmes un ensemble coordonné et systématisé, la responsabilité descend du tout aux éléments. Les actes, les pensées, les désirs peuvent être mauvais, l’individu n’est pas coupable.

Inversement le fou peut être déclaré responsable de certaines parties psychiques restées en lui parfaitement coordonnées. Le Dr Parant raconte, d’après le docteur Baume, l’histoire d’un fou qui atteint d’un délire intense put cependant passer des examens. Ce fou était un officier qui, atteint de la manie du suicide, avait commis, sous l’influence de ses hallucinations, les tentatives les plus graves. Il avait plusieurs fois failli trouver la mort en s’incisant l’avant-bras avec un rasoir, en se précipitant la nuit, d’un wagon de train express, en essayant de s’étrangler avec sa cravate, en s’envoyant une balle dans la tête, etc. Il voyait partout des complots contre son honneur et contre sa vie. « Les hallucinations, ces voix mystérieuses, le traitaient de lâche, le menaçaient du plus infâme des supplices, s’il ne réussissait pas à s’en aller par le suicide. Il s’attribuait tous les propos qu’il entendait. Ce que les journaux imprimaient était à son adresse… et cependant soustrait aux impressions qui le dominaient, cet officier passait des heures entières à faire du calcul intégral et différentiel, à résoudre des problèmes d’algèbre, à tenir au besoin une conversation spirituelle… C’est alors que je l’engageai à se faire recevoir bachelier. » L’examen réussit très bien et l’officier fut reçu avec des boules blanches. C’était là en

  1. Voir des exemples intéressants dans l’ouvrage du Dr Parant : La raison dans la folie.