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profonde du moi, au lieu de résulter de la mise en jeu d’une tendance, vive, puissante, mais mal coordonnée en somme avec lui. Lorsque Turenne ramenait son cheval au milieu de la mêlée, malgré la peur physique et instinctive qu’il éprouvait, il mettait son acte en harmonie avec ses désirs les plus profonds et ses convictions les plus fortes. Ainsi l’effort est le signe de la force de la volonté, autant dire de l’organisation de la personne. À ce titre, il est un signé d’une responsabilité assez grande. Remarquons toutefois qu’il y a déjà sur ce point des réserves à faire. L’effort peut tenir à une organisation tout à fait passagère de la responsabilité, à une force de volonté artificielle due au hasard des circonstances. Tel, sous l’empire d’un sentiment violent mais passager, prendra une résolution héroïque, qui, quelque temps après son exaltation tombée, sera incapable de prendre une résolution virile. Il faut louer son héroïsme, mais avec mesure. Tel autre, devant des personnes à l’opinion de qui il tient, saura se dominer, qui, livré à lui-même, sans témoins, sera d’une faiblesse déplorable. On peut estimer sa fermeté, mais avec de sages restrictions. Dans aucun de ces cas la responsabilité n’est bien grande pour la personnalité même, nous savons qu’une grande partie de l’effort produit est dû à des conditions exceptionnelles et nous n’attribuons pas au moi plus que sa part de responsabilité.

Supprimez l’effort, au contraire, la responsabilité peut grandir. Si l’effort engage la responsabilité de la personne, c’est en tant qu’il est le signe de l’organisation du moi, il est surtout une occasion de nous rendre compte de cette organisation. Si, l’effort supprimé, cette organisation reste la même, la responsabilité, le mérite et le démérite n’en sont pas diminués. Mais sans lui nous ne pouvons toujours juger de la force du moi. C’est quand les tendances sont contrariées que leur puissance se mesure. Turenne, n’aurait-il pas eu cette peur physique, pourrait avoir aussi solidement organisé en lui le courage réfléchi et le sens du devoir, seulement nous pourrions ne pas le savoir et attribuer à une insensibilité relative, à l’insouciance, une conduite qui est due à la coordination de tendances profondes, solides et solidement associées les unes aux autres. La responsabilité ne serait pas moindre, ni son mérite moins grand, mais nous courrions risque de nous tromper en le jugeant. Nous attribuons plus volontiers de la force à un hercule qui contracte son visage pour soulever un poids très lourd qu’à celui qui le soulève sans aucun effort. Dans ce dernier cas, nous pensons volontiers que le poids est en carton. De même nous sommes portés à attribuer plus de puissance et par suite plus de responsabilité aux hommes que nous voyons lutter contre leurs passions, qu’à ceux qui n’auraient pas à