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part des propriétés les mieux établies. C’est peut-être absurde, mais l’irrationnel a de telles racines dans l’essence même de notre raison[1]. »

Nous ajouterons à ces considérations un autre motif qui, à notre point de vue, paraît avoir sa valeur. Dans les cas où la tentative avorte, la systématisation est moindre, elle existe chez l’individu avant le crime, ou elle paraît exister, mais il n’y a plus aucune coordination entre les suites, les résultats de l’acte et les sentiments, les désirs, les pensées de l’individu. À ce point de vue, la responsabilité est moindre ; d’après ce que j’ai dit plus haut, l’individu reste responsable de son acte, mais il ne peut l’être des suites qui ne se sont pas produites. Ceci sans doute peut suffire pour porter un jugement sévère sur son compte, et je crois bien en effet que les juges ou les jurés que l’avortement du crime a rendus indulgents n’en estimeront pas beaucoup plus le coupable ; cependant sa culpabilité ne paraît pas la même que dans le cas de succès. Bien des raisons nous empêchent de l’apprécier. D’abord, dans quelques cas, il est possible que la personnalité du criminel soit pour quelque chose dans le non-accomplissement du crime. Peut-être le criminel aura lui-même rendu impossible le crime, qu’une autre circonstance » aussi a empêché en risquant de le faire paraître plus coupable, plus endurci qu’il ne l’est. Qui garantirait en certains cas que le coup de fusil qui a raté était bien dirigé, que le criminel n’avait pas fait dévier l’arme lui-même, par un mouvement instinctif, dont il ne s’est peut-être pas rendu compte, mais qui dénoterait en lui un reste d’humanité ? Ne peut-il arriver aussi que le criminel n’ait tenté tel ou tel crime qu’à cause des quelques chances qu’il avait de ne pas réussir, tel tente un crime probable qui hésiterait peut-être devant un crime certain. Il se pourrait aussi qu’un homme, au moment d’accomplir un crime, s’arrêtât si quelque chose en lui ne voyait, à son insu, que le crime est impossible. On se méfie de la bonne foi des somnambules à qui l’on fait commettre pendant l’état d’hypnotisme des crimes épouvantables et, sans pousser trop loin la méfiance, on peut bien admettre que le somnambule joue parfois son rôle dans le drame imaginé. Mais tout le monde est quelque peu semblable à un somnambule. Autre chose. La non-réussite de l’acte nous empêche de voir comment les résultats en sont appréciés par le meurtrier et jusqu’à quel point il est un « criminel-né » ou un « criminel d’occasion ». En somme, en l’absence de l’acte et à moins d’une rigueur dans les preuves qui est peut-être plus rare qu’on ne

  1. Tarde, Positivisme et Pénalité, pp. 7-8.