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DURKHEIM.la morale en allemagne

par de longs intervalles de temps, de les comparer et d’en dégager les caractères communs. Voilà comment on parviendra peu à peu à découvrir en morale de véritables lois, c’est-à-dire des relations causales entre les faits moraux et les conditions dont ils dépendent. S’agit-il, par exemple, du droit de propriété ? Quoiqu’il ait singulièrement évolué, cependant il ne serait pas malaisé de trouver sous les formes diverses qu’il a reçues un fond identique. Si on parvient d’autre part à déterminer quels sont parmi les faits sociaux concomitants ceux qui n’ont pas varié davantage, on aura le droit d’y voir la condition de ces caractères généraux du droit de propriété. Veut-on en étudier une forme plus spéciale, par exemple le droit de propriété individuelle ? On observera quelles sont parmi ces conditions celles qui varient en même temps et dans la même mesure que le droit de propriété lui-même. Bien entendu nous n’entendons pas dire que ces problèmes soient aisés à résoudre. Les faits sociaux sont trop complexes pour qu’on puisse pendant longtemps obtenir autre chose que des présomptions provisoires ; mais parce qu’elles dérivent des faits, elles auront du moins une valeur objective et seront susceptibles d’être corrigées ou précisées au fur et à mesure que les faits eux-mêmes seront mieux connus.

Il y a plus : il faut bien reconnaître que, pour le moment, nous ne sommes pas en état d’appliquer cette méthode à l’éthique avec toute la rigueur qu’il faudrait. En effet, il est pratiquement impossible d’observer la forme qu’a prise tel phénomène juridique chez tous les peuples de la terre sans exception. Aussi qu’arrive-t-il ? C’est que par la force des choses on s’en tient à quelques nations et que l’on fait abstraction des autres : toutes nos comparaisons, si consciencieuses soient-elles, pèchent donc nécessairement par des dénombrements imparfaits. Le seul moyen de remédier à cet inconvénient serait de faire une classification des sociétés humaines : car si on les avait réduites à quelques types, il suffirait d’observer chez chacun d’eux le phénomène que l’on voudrait étudier. Malheureusement les historiens qui devraient nous donner cette classification, s’intéressent fort peu à toutes ces questions. Cantonnés dans leurs études spéciales, ils refusent le plus souvent d’en sortir. Ils rendent avec usure à la philosophie le mépris dont les philosophes les avaient trop longtemps accablés et repoussent une alliance qu’ils jugent compromettante. C’est la théorie du chacun chez soi et chacun en souffre.

En définitive, la conclusion de tout ce travail est que la science de la morale est seulement en train de naître. Nous avons raconté les persévérants efforts qui sont faits chez nos voisins pour la constituer et nous n’en avons pas diminué l’importance. Cependant on ne