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Bentham, que « le gouvernement crée les droits, » surtout quand on fait, comme lui et son école, reposer le gouvernement lui-même sur la volonté du plus grand nombre. Le gouvernement ne crée rien, il organise et sanctionne « quelque chose de préexistant. » Ce quelque chose, ce sont les coutumes, identiques au fond à ces mêmes droits naturels, qu’avec moins d’ignorance de la sociologie Bentham et son école auraient « traités moins cavalièrement ». Mille exemples prouvent que, dans les sociétés primitives, bien avant l’existence d’un gouvernement distinct, la coutume consacra certains droits individuels, notamment, sous une forme ou sous une autre, le droit de propriété, lesquels résultent naturellement des besoins identiques et des prétentions rivales d’hommes qui ont à vivre en société. Et ces droits, la coutume les impose au gouvernement naissant, qui ne fait d’abord que les définir et les protéger. Mais le malheur veut que, né surtout des nécessités de la défense ou de l’attaque contre les tribus voisines, le gouvernement perde vite de vue son devoir de défendre les droits individuels au dedans, et peu à peu, fort de son pouvoir, empiète sans scrupule sur ces droits. Organisé pour être irrésistible dans l’agression, il trouve de plus en plus cette force agressive contre les citoyens. Telle est l’origine du système de réglementation à outrance. Il a trouvé, il est vrai, un contre-poids dans l’apparition et les progrès de l’esprit industriel, naturellement opposé au militarisme, et qui tend à « substituer le régime de contrat au régime d’État ». Mais les deux esprits sont en conflit, et l’esprit libéral est nécessairement menacé, car ceux-mêmes qu’il anime, non seulement deviennent autoritaires en touchant au pouvoir, mais partagent secrètement cette superstition générale de croire tout permis à l’autorité ! De même que la tâche du libéralisme dans le passé a été d’imposer des bornes au pouvoir royal, la tâche du vrai libéralisme désormais sera de plus en plus d’imposer des bornes au pouvoir des parlements.

Malgré quelques longueurs encore, et un peu de va-et-vient dans la pensée, nous ne saurions trop recommander les pages qui terminent ce chapitre et le volume. On est heureux de voir M. Spencer édifier sur les lois élémentaires de la biologie et de la sociologie une théorie des droits naturels, aussi voisine que possible de celle qui est familière aux moralistes. Jamais le naturalisme de M. Spencer, que nous avons toujours cru, quant à nous, parfaitement conciliable avec le plus pur « moralisme », ne s’en est autant rapproché. Le droit naturel, c’est d’un mot, le droit qu’a tout homme d’accomplir les actes propres à entretenir la vie, tant qu’il ne porte aucune atteinte au droit similaire de ses semblables. L’analyse y trouve donc deux éléments : un élément positif résultant des lois mêmes de la vie, c’est le droit de déployer les activités par lesquelles la vie s’entretient ; et un élément négatif, résultant du groupement en société, c’est la limitation réciproque des libertés, laquelle seule donne un caractère moral au désir ou au besoin, en lui-même purement animal. Cette reconnaissance d’une limite au droit de