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variétés

ple et Austin, et il ne voit au fond de leurs arguments qu’un écho des temps où le pouvoir social, d’origine et de nature essentiellement militaires, empruntait un caractère absolu aux nécessités réelles ou prétendues de la guerre. Il est clair que le droit de la majorité, dans une société essentiellement civile, repose sur un autre fondement et a de tout autres limites. « C’est un droit purement conditionnel, valable seulement dans la stricte mesure où le justifient les fins mêmes de l’association politique. » Car le corps politique, pareil en cela à toute autre association, repose sur un contrat tacite qui lui assigne un objet déterminé ; et le principe sous-entendu, c’est que « la volonté de la majorité fait loi dans tout ce qui concerne cet objet, mais non au-delà. » À vrai dire, comme le contrat est tacite, la fin précise n’en a jamais été expressément fixée ; mais loin qu’il résulte de là que le droit de la majorité n’a pas de bornes, il s’ensuit, au contraire, qu’il est moralement limité aux points « sur lesquels les citoyens, s’ils avaient à se prononcer aujourd’hui, seraient pratiquement unanimes. » Qu’on demande aujourd’hui à tous les Anglais s’ils veulent s’associer pour arrêter en commun quel enseignement religieux sera donné à tous, comment on devra se vêtir et se nourrir, etc., nul doute qu’un grand nombre d’entre eux ne refusent d’entrer dans un tel accord. Mais on les trouvera unanimement résolus à coopérer pour certaines fins, par exemple pour leur défense commune, contre les ennemis du dedans et du dehors.

Il est permis de trouver un peu maigre, et, malgré cela, contestable, cette énumération des objets sur lesquels les Anglais, selon M. Spencer, consentiraient tous aujourd’hui à reconnaître l’autorité de l’État. Garantir la sécurité des personnes et des biens, voilà donc à quoi se réduirait la fonction du pouvoir comme le droit de la majorité ! Et est-il bien sûr encore qu’il ne se trouverait pas, dans tout le Royaume-Uni une minorité pour traiter de superstition le respect même des personnes, pour refuser surtout à l’État le droit de défendre à tout prix la propriété dans sa constitution actuelle ? L’auteur reconnaît implicitement l’existence de cette minorité, puisqu’il parle des « ennemis du dedans » et c’est sans doute pourquoi il se contente d’une unanimité « pratique. » Mais comme en bon français l’unanimité pratique n’est autre chose qu’une forte majorité, le cercle vicieux est manifeste, et voilà de nouveau la majorité autorisée à tout faire, pourvu qu’elle soit assez forte.

M. Spencer, qui sans doute s’en aperçoit, en vient alors de bonne grâce (et ce n’est pas le moindre intérêt de son chapitre), à chercher dans le « droit naturel » la raison véritable et toute morale qui limite le droit des majorités. À ceux de ses compatriotes qui font trop bon marché de l’idée de « droits abstraits » en matière de relations sociales, il rappelle fort bien que cette idée d’un droit naturel n’a jamais cessé, au contraire, d’être en honneur sur le continent, qu’elle est, par exemple, sans parler de la France, le fondement de la jurisprudence allemande. Il montre ce qu’il y a de contradictoire et d’absurde à dire, comme