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ANALYSES.enrico soulier. Eraclito Efesio.

pensée, encore soumise à l’hylozoïsme naïf, ce λόγος intelligible et intelligent n’est pas concevable comme une pure abstraction ; il se présente au contraire avec des caractères parfaitement concrets, nous dirions matériels ; comme il apparaît à l’esprit sous la forme de raison, il apparaît aux sens sous la forme visible du feu, principe unique et toujours vivant de la nature. C’est là la vérité par laquelle toute chose a été faite, et que les hommes n’ont point comprise[1].

On connaît bien les formules héraclitiques qui exprimaient le perpétuel devenir des choses dans le double sens ἄνω-κάτω, conséquence nécessaire des propriétés de là substance primordiale, qui se transforme sans cesse pour produire l’aliment dont elle a besoin et qu’elle dévore en s’allumant et en s’éteignant suivant une règle (κατὰ μέτρον) ; M. Soulier insiste à juste titre sur deux points ; l’un, qu’il s’agit d’une loi dont la signification est purement physique et qu’Héraclite cherche à fonder sur l’expérience ; l’autre que l’Éphésien a dû varier indéfiniment ses formules dans le développement de sa théorie, qu’il n’y a donc guère d’espoir de distinguer dans celles que nous présentent les fragments et qui sont assez différentes, un mode d’expression qui appartiendrait en propre à Héraclite, tandis que les autres n’en seraient que des imitations dues aux commentateurs.

On connaît aussi la doctrine d’Héraclite, adoptée plus tard par les stoïciens, et relative aux périodes successives suivant lesquelles le feu éternel produit des mondes temporels, qui naissent d’un stade d’embrasement général et finissent dans un même stade ; mais on connaît moins la façon dont Héraclite se représentait l’évolution cosmique depuis l’embrasement initial jusqu’à l’embrasement final, après lequel recommence une autre évolution semblable. Malgré ses efforts, M. Soulier ne me paraît pas avoir tiré au clair cette question, passablement négligée, au reste, par tous ceux qui ont étudié Héraclite.

Il s’agit de mettre en concordance les textes de Clément d’Alexandrie (fr. 28 et 29) qui décrivent assez obscurément cette évolution cosmique dans son ensemble, avec la description donnée par Diogène Laërce, d’après Théophraste, de la double voie ἄνω-κάτω, description qui se rapporte plutôt aux transformations successives de la substance dans les phénomènes actuels ; il est clair que ces transformations doivent se faire d’après une loi analogue à celle de l’évolution cosmique, mais que, dans leur multiplicité, elles sembleront souvent contrarier partiellement cette évolution.

Le point le plus saillant de la doctrine d’Héraclite, c’est que le première transformation du feu, dans la voie descendante est, non pas l’air, mais l’eau (πυρὸς τροπαὶ πρῶτον θάλασσα) ; le résultat de l’embrasement

  1. Le fragment le offre de singulières analogies avec le début de l’évangile selon Saint Jean ; la doctrine n’est certes plus la même, et les concepts ont subi une profonde évolution, mais les analogies ne sont pas seulement dans la forme, elles subsistent dans le fond.